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Mois : juillet 2021

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Avant Kaamelott : les origines de la légende arthurienne en 5 questions

Ce 21 juillet, les fans de Kaamelott retrouveront le roi Arthur sur grand écran, après plusieurs reports et une longue attente. Hasard d’un calendrier malmené par la pandémie, ce ne sera pas le seul film inspiré par la légende arthurienne au cinéma cet été : The Green Knight, adaptation d’un poème anglais du XIVe ou XVe siècle, prévoit aussi d’enfin arriver en salles.

La vision d’Alexandre Astier, quoique décalée, a toujours témoigné d’une vraie connaissance des mythes dont il s’inspire. Ainsi, l’absurdité de la quête du Graal dans Kaamelott n’est pas sans rappeler sa transformation et réappropriation au fil des siècles. Le Graal, un bocal à anchois ? En tout cas certainement pas ce qu’il était à ses origines : non pas le calice ayant recueilli le sang du Christ, mais… Un plat à poisson. On reste tout de même un peu dans la thématique !

Avant de parvenir jusqu’à nos salles de cinéma, la légende arthurienne a traversé les siècles et les pays. De la littérature galloise du VIe siècle jusqu’à l’Amérique moderne en passant par les romans en prose du XIIIe siècle, elle a muté jusqu’à finalement passer dans la culture populaire. Mais alors, où tout cela a-t-il commencé et comment cela a-t-il fini par donner… Kaamelott ?

Mais d’où vient le roi Arthur ?

On parle généralement de « la légende arthurienne ». En réalité, il s’agit en fait d’un agglomérat de textes de plusieurs pays, écrits à l’époque où on ne pouvait pas encore parler de littérature nationale à proprement parler – faute de Nation, notamment ! – et qui ne racontaient pas tous la même version de l’histoire.

Si les toutes premières traces d’Arthur remontent au haut Moyen-Âge, la période qui s’étend du Ve au XIe siècle, c’est au siècle suivant, le XIIe, que la littérature arthurienne explose et que le personnage devient un mythe. Avant cela, les textes sont rares et mal datés. Ils mentionnent déjà Arthur, parfois un autre personnage comme Keu.

Mais ce qui frappe dans ces premiers textes, c’est notamment qu’ils parlent d’Arthur comme d’un personnage déjà existant, dont le nom serait familier des lecteurs. Cela nous laisse supposer qu’il y a eu une tradition arthurienne orale bien avant ces quelques manuscrits.

Tous ces premiers textes sont britanniques : sans surprise, Arthur est avant tout un personnage d’Outre-Manche. Mais ils ne sont pas anglais : ils sont gallois. Pour qu’Arthur devienne un peu du personnage qu’on connaît aujourd’hui, il faut attendre Guillaume de Malmesbury et Geoffroy de Monmouth, deux auteurs anglais de la première moitié du XIIe siècle.

Tous deux ont la particularité d’être des chroniqueurs et d’écrire des textes qu’ils revendiquent comme étant historiques. En d’autres termes, Arthur n’est pas à l’époque le roi d’un roman : il est celui de l’histoire de la Grande-Bretagne.

Aujourd’hui, les historiens s’interrogent encore sur l’existence réelle du personnage. Ses origines littéraires galloises ont soulevé l’hypothèse qu’il ait effectivement existé, mais ait été à l’époque un chef de guerre qui s’est battu contre les Saxons. Une autre hypothèse est qu’Arthur ait été en fait inspiré d’un personnage romain.

Quoi qu’il en soit, que le personnage ait des origines historiques ou non, il n’en reste pas moins que le roi Arthur des annales et chroniques du haut Moyen-Âge n’a rien à voir ni avec ce que les romans de chevalerie du XIIe siècle feront du personnage, ni avec celui de Kaamelott et autres œuvres contemporaines.

À partir du XIIe siècle, il perd son aspect pseudo-historique et commence à devenir le roi légendaire qu’on connaît. C’est principalement dû au contexte politique de l’Angleterre. Les Plantagenêt sont alors assis sur le trône ; ils sont étroitement liés à la légende arthurienne et à sa réception.

Richard Coeur de LionAinsi, Henri II devient roi en 1154 et épouse Aliénor d’Aquitaine, précédemment mariée au roi de France Louis VII à qui elle n’a donné que deux filles. Avec le roi d’Angleterre, Aliénor a de nombreux enfants, dont Richard Cœur de Lion et Jean Sans Terre. Elle a aussi un fils prénommé Geoffroy, qui épouse l’héritière du duché de Bretagne et donne naissance à un fils appelé… Arthur.

Richard n’ayant pas d’enfant et Geoffroy étant son frère cadet, c’est à lui qu’aurait dû passer la couronne d’Angleterre plutôt qu’au benjamin de la fratrie, Jean. Mais Geoffroy meurt avant son frère : Arthur devient alors l’héritier du trône.

À l’époque, Arthur est un prénom rare. Le voir ainsi donné à l’héritier du duché de Bretagne montre bien la popularité du mythe arthurien chez les Plantagenêt. Des sources de l’époque nous disent même qu’Arthur aurait dû monter sur le trône sous le nom d’Arthur II, reconnaissant ainsi le règne et l’existence du roi Arthur.

Malheureusement pour lui, il meurt dans des circonstances suspectes à l’âge de 16 ans. Les annales de l’époque attribuent la mort d’Arthur à son oncle Jean, qui s’assure d’ailleurs de garder sa sœur, héritière légitime, emprisonnée jusqu’à sa mort près de quarante ans plus tard. On imagine une ambiance tendue aux dîners de famille de la cour d’Angleterre.

Richard Cœur de Lion et son père eux-mêmes sont associés au mythique roi Arthur : le père s’est servi de cette légende pour unifier la Grande-Bretagne et asseoir son pouvoir. Il se revendique comme le successeur d’Arthur, qu’il veut opposer à la figure française de Charlemagne.

C’est aussi durant son règne que sont prétendument découverts les restes d’Arthur et Guenièvre à l’abbaye de Glastonbury. Une découverte opportune qui confirmait à la fois l’existence passée d’Arthur… et sa mort, afin de mieux faire taire les espoirs bretons qui voulaient qu’Arthur reviendrait un jour, quand son peuple en aurait besoin.

Quant au fils, Richard, il faisait appeler son épée Calibourne – Excalibur. Dans un geste très symbolique, il la céda au roi de Silice lorsqu’ils s’allièrent pendant une croisade.

Mais Arthur n’est pas resté longtemps cet instrument de domination politique. En parallèle, la légende a traversé la Manche et les Français s’en sont emparés. Les chevaliers se mettent aussi à occuper une place de plus en plus importante dans la société, et cela se ressent dans la littérature. C’est la grande période des romans chevaleresques, dont Chrétien de Troyes est la figure de proue.

Arthur n’est plus un héros. Il n’est pas non plus un chevalier. Chez Chrétien, il n’a plus qu’un second plan. Il gère sa cour et tient un rôle d’arbitre pendant que ses chevaliers vivent les quêtes et aventures : c’est la période de gloire d’Yvain, Érec, et surtout d’un nouveau venu, un certain Lancelot.

Le XIIIe siècle sera le grand siècle de la littérature arthurienne, mais c’est aussi celui de l’idéal chevaleresque, dont le roi Arthur n’est pas l’emblème. Il devient un roi faible, d’autant plus quand Lancelot est associé à Guenièvre. C’est sa guerre contre Lancelot qui précipite la chute de l’utopie arthurienne et qui conduit finalement à la mort d’Arthur.

Marginalisé par ses propres chevaliers, le roi Arthur doit attendre la fin du Moyen-Âge pour récupérer un peu de sa prestance passée. De nouveau, c’est en Angleterre que l’affaire se joue, notamment avec Le morte Darthur de Thomas Malory. C’est aussi à cette période qu’est notamment écrit Sire Gawain and the green knight, le poème qui mettra Dev Patel sur nos écrans cet été.

À ce moment-là, la mode n’est plus aux chevaliers, aux aventures et aux croisades. L’Angleterre a été secouée par la guerre de Cent Ans et déchirée par la guerre des Deux-Roses. Le temps est à l’unité et à la paix.

Le roi Arthur redevient un instrument du pouvoir et se voit de nouveau utilisé par la royauté. Elle se doit donc d’en refaire une figure conquérante plutôt qu’un roi, disons-le, un peu nul, isolé dans son château pendant que ses chevaliers vivent mille et une aventures merveilleuses, et dont la faiblesse précipite l’effondrement du monde arthurien.

Lancelot a-t-il eu une liaison avec la reine Guenièvre ?

Lancelot est étroitement associé à la reine Guenièvre, épouse d’Arthur, dès le premier roman dont il est le personnage principal. C’est chez Chrétien de Troyes qu’il fait ses premiers pas, même s’il a très certainement existé une tradition antérieure du personnage : d’abord, Chrétien le mentionne sans jamais éprouver le besoin de le présenter, comme s’il devait être familier au lecteur ; ensuite, son exploitation en Allemagne, notamment par Ulrich von Zatzikhoven, auteur d’un Lanzelet qui hérite d’une toute autre tradition que celle de Chrétien de Troyes, soulève la question d’un livre français disparu mettant en scène un Lancelot primitif.

Peu importe : c’est Le chevalier de la charrette qui nous est parvenu comme étant le premier texte où Lancelot tient un rôle d’importance. Dans ce roman en vers, Lancelot se lance à la recherche de Guenièvre, enlevée par Méléagant. Si Keu et Gauvain s’y précipitent eux aussi, c’est Lancelot qui parviendra à la libérer.

Chrétien en fait un personnage qui balance perpétuellement entre l’amour et la raison. Il est aveuglé par son amour pour la reine, à laquelle il est presque servile. Au bord de la folie à cause de cet amour qu’il lui voue, il est cependant aussi sublimé par cet amour, qui l’aide à surmonter des épreuves dont personne d’autre ne pourrait triompher.

Surtout, Lancelot est déjà explicitement l’amant de Guenièvre. Cependant, le traitement du personnage chez Ulrich von Zatzikhoven nous laisse comprendre que Lancelot ne l’a pas toujours été. Ce n’était pas le cas du Lancelot primitif et ce n’est pas non plus celui du personnage du Lanzelet : il a donc existé une autre tradition littéraire.

Mais Lancelot ne quittera plus cette position. Grâce à Chrétien de Troyes, il devient le symbole de la chevalerie courtoise et de la fin’amor. Dans le Lancelot-Graal, immense cycle en prose du XIIIe siècle dont il est le héros, Lancelot paye cependant le prix de cet amour adultère.

Lorsqu’il arrive à la cour, Lancelot tombe immédiatement amoureux de la reine. C’est même elle qui le fait chevalier, et non Arthur. La tradition veut que le Seigneur ceigne l’épée au nouveau chevalier, mais Arthur oublie de le faire : c’est Guenièvre qui accomplit ce geste hautement symbolique, faisant de Lancelot, de fait, le chevalier et l’homme de la reine – et non du roi.

Le roman développe sa relation avec Guenièvre de sa naissance jusqu’à la fin, depuis leur rencontre jusqu’à la consommation de leur liaison, en passant par leur premier baiser. C’est l’un des motifs les plus importants de l’œuvre, le fil conducteur des aventures de Lancelot, sa principale motivation.

Mais sa relation avec Guenièvre devient bientôt franchement négative. Elle est le péché et l’obstacle qui l’empêchent de triompher dans la quête du Graal, qui lui était pourtant originellement destinée. Il est remplacé par Galaad, son fils, qui le supplante même comme meilleur chevalier du monde.

Si Lancelot passe une bonne partie de la quête du Graal à faire pénitence de son péché, il retombe ensuite de plus belle dans cette liaison. Sa relation avec Guenièvre est alors le détonateur qui précipite le monde arthurien vers la fin.

lancelot kaamelottCertes, l’utopie arthurienne n’est déjà plus. Elle a été rongée par la quête du Graal, à la hauteur de laquelle elle n’a pas été. Les chevaliers d’Arthur sont dispersés et se sont parfois même entretués – Gauvain, notamment, tue dix-huit de ses congénères. Les valeurs de la Table Ronde et de la cour du roi Arthur ont été corrompues ; elles s’opposent désormais à celles des chevaliers du Graal, qui incarnent une nouvelle forme de chevalerie.

Les chevaliers d’Arthur sont désœuvrés et le roi multiplie les tournois qui ne sont que des prétextes pour les occuper. Lui-même est désormais un vieux roi, qui a perdu sa superbe et surtout sa majesté. Le monde arthurien est rongé de l’intérieur.

Mais après la quête du Graal, c’est cet adultère qui va achever l’effondrement de la civilisation arthurienne. Agravain, l’un des frères de Gauvain, dénonce leur liaison. Lancelot s’échappe mais Guenièvre est condamnée au bûcher : il revient la sauver mais doit pour cela tuer plusieurs chevaliers, dont les frères de Gauvain.

C’est la guerre. Gauvain prend la tête de l’un des clans, poussant Arthur à s’enliser dans cet affrontement. Malgré tout cela, Lancelot reste loyal à Arthur : il ne parvient pas à se résoudre à le tuer quand il en a l’occasion et donne même la consigne de l’épargner.

Avec son clan, Lancelot finit par retourner en Gaule, d’où il est originaire et où se trouve son royaume. Mais sous l’influence de Gauvain qui ne parvient pas à pardonner la mort de ses frères, Arthur franchit la mer à son tour.

C’est là qu’il apprend la trahison de Mordret, à qui il avait confié son royaume et qui fait croire à la mort d’Arthur pour s’emparer du trône. Acculé, le roi n’a d’autre choix que de regagner son royaume. Il affronte Mordret et parvient à le tuer, mais est lui-même mortellement blessé.

Le récit ne s’arrête pas là : le cycle du Lancelot-Graal n’est pas l’histoire d’Arthur mais celle de Lancelot. Ce dernier devient alors le sauveur du royaume : il revient en Grande-Bretagne et tue les fils de Mordret avec l’aide de Bohort. Finalement, ayant appris la mort de Guenièvre, il se fait moine et meurt à son tour quelques années plus tard.

Si le monde arthurien était déjà sur le déclin, notamment à cause de la quête du Graal, c’est donc bien cette liaison avec Guenièvre qui précipite la catastrophe finale. Alors, ça vous rappelle Kaamelott ?

Perceval et Bohort étaient-ils vraiment des imbéciles ?

S’ils sont tous deux des personnages emblématiques de Kaamelott, Perceval et Bohort n’ont pas les mêmes origines ni le même développement dans la littérature arthurienne, même si tous deux sont intimement liés au Graal.

Perceval est nommé pour la première fois chez Chrétien de Troyes, qui le mentionne dans son Cligès et lui consacre ensuite un roman en vers : Le Conte du Graal. C’est sa plus longue œuvre, mais elle restera inachevée, probablement à cause de la mort de l’auteur.

C’est tout de même ce roman qui introduit le motif du Graal dans la littérature arthurienne et qui lui lie Perceval. Ce Perceval n’est pas vraiment un personnage glorieux : au contraire, c’est plutôt un imbécile. Il est ignorant, ne connaît d’ailleurs pas son propre nom au début de l’œuvre, et est un sauvageon élevé dans les bois par sa mère.

Perceval est même si sot qu’il prend les premiers chevaliers qu’il rencontre pour des diables. Naïf et enfantin, Perceval connaît cependant une évolution tout au long du livre, qui a une dimension initiatique que n’a aucune autre œuvre de Chrétien de Troyes.

Perceval est aussi un personnage qui n’a rien à voir avec les héros des précédents poèmes de l’auteur : il devient chevalier parce qu’il est issu d’une bonne famille et qu’Arthur considère qu’il est de son honneur de le faire chevalier, pas parce qu’il le mérite ou fait preuve de vertu.

Arthur est déjà un roi affaibli, impuissant et passif, qui fait face à des chevaliers qui font eux-mêmes leur droit. Ce n’est pas le roi qui devrait tirer de l’honneur de faire ainsi un chevalier, mais l’inverse ; l’intérêt de l’individu ne devrait pas primer sur la communauté, d’autant que celle d’Arthur dépérit.

Yvain, Lancelot, Érec et Cligès obéissaient à des valeurs supérieures ; Perceval est un simplet qui n’accède à la chevalerie que par le sang. Il fait cependant l’objet d’une prophétie surprenante : un jour, il sera le meilleur chevalier du monde. Dans ce monde arthurien où la chevalerie a mis de côté des héros épiques au profit d’un imbécile, cette prophétie sonne presque comme un avertissement.

Cependant, Perceval poursuit son initiation. Un jour, il arrive au château du Roi Pêcheur où il est hébergé. C’est là que, pendant le repas, défile devant lui le Graal. Perceval est surpris par cette étrange procession, mais ne pose aucune question à son sujet. Et ainsi, il échoue à accomplir sa destinée. Le lendemain, quand il se réveille, le château est mystérieusement désert.

Plusieurs années s’écoulent avant qu’il ne paraisse enfin sur le point de reprendre le chemin de la quête du Graal, qui lui permettent notamment de s’améliorer sur le plan martial. Malheureusement, le récit s’achève sans lui permettre d’accomplir sa mission.

Au début de sa carrière littéraire, Perceval est donc un personnage singulier. Il s’oppose notamment à la figure de Gauvain, l’autre protagoniste du Conte du Graal, qui représente la chevalerie arthurienne traditionnelle. Perceval incarne, lui, une nouvelle chevalerie, et l’inachèvement du roman laisse de nombreuses questions sur la direction que doit prendre celle-ci.

Ceci étant, le poème de Chrétien de Troyes a eu une influence énorme par la suite, et peut-être d’autant plus qu’il n’a jamais été fini. C’est ce qui a permis à Perceval de devenir un peu moins le sot naïf et influençable qu’il était initialement.

La fin du Conte du Graal étant restée en suspens, plusieurs auteurs s’attachent à écrire ce qu’on appelle les continuations : des sequels par d’autres poètes, si vous voulez. Perceval y finit par réussir sa quête.

Puis arrive Robert de Boron. On lui attribue trois romans : Joseph d’Arimathie, Merlin et Perceval – il y a néanmoins des doutes sur la paternité réelle du troisième. Perceval devient alors un chevalier élu destiné à accomplir la quête du Graal, notamment parce qu’il descend d’un lignage d’exception qui le place à part et l’y prédestine.

Perceval n’est surtout plus l’imbécile qu’il était chez Chrétien et ne le redeviendra plus. Robert de Boron a lui aussi eu une influence fondamentale sur la littérature arthurienne postérieure : il inspirera même des œuvres anglaises, notamment Malory.

La suite de la carrière littéraire de Perceval se heurte au cycle en prose du Lancelot-Graal, écrit au début du XIIIe siècle. Il se compose de trois romans : le Lancelot propre, La queste del Saint Graal et La Mort Artu. C’est l’une des œuvres arthuriennes les plus importantes et les plus lues au Moyen-Âge, comme en témoigne le nombre significatif de manuscrits qui nous sont parvenus (plus de 200) et son héritage littéraire.

Le protagoniste de ce cycle n’est pas Perceval : c’est Lancelot. Perceval y joue cependant un rôle extrêmement important et se voit surtout associé à un autre personnage de Kaamelott : Bohort.

Celui-ci est un ajout tardif à la littérature arthurienne. Cousin de Lancelot, il est le fils cadet du roi Bohort de Gaunes et est élevé par la Dame du Lac aux côtés de son frère Lionel et de leur cousin. Pour qu’il puisse apparaître dans la légende, Bohort avait donc besoin qu’on s’intéresse aux origines de Lancelot : c’est le Lancelot propre qui dote le personnage d’une enfance et permet donc à Bohort d’exister.

Le cycle met aussi en scène pour la première fois le personnage de Galaad, fils de Lancelot. Il forme un trio indissociable avec Bohort et Perceval, car ce sont eux trois qui vont réussir à accomplir la quête du Graal.

Mais Galaad supplante Perceval. Entretemps, le Graal est devenu une quête religieuse, et Perceval ne convient plus à celle-ci. Il lui faut une figure christique et messianique : ce sera le jeune Galaad, exempt de tout péché.

Le cycle du Lancelot-Graal distingue deux types de chevaleries : une chevalerie céleste, symbolisée par Bohort, Galaad et Perceval, et une chevalerie terrestre, dont Gauvain est l’emblème suprême – ce qui le disqualifie totalement de la quête du Graal.

Seuls Perceval, Galaad et Bohort parviennent à la mener à terme. Elle les mène jusqu’à Sarras, où Galaad meurt et Perceval se fait moine avant de mourir à son tour. Seul Bohort revient de la quête, qu’il peut alors raconter à la cour du roi Arthur.

Bohort kaamelottMalgré son rôle dans Kaamelott, Bohort n’est pas un personnage qui a vraiment marqué la culture populaire moderne – pas comme un Gauvain, un Lancelot ou un Arthur. En cela, il se rapproche plutôt de Galaad. C’est sûrement leur étroit lien au Graal qui les en a empêchés, même si Bohort bénéficie d’un plus large développement hors de la quête, ce qui lui a probablement permis d’être moins oublié que Galaad.

Après la quête du Graal, Perceval et Galaad n’avaient plus d’avenir littéraire ni de perspective narrative, ce qui n’était pas le cas de Bohort. C’est à lui donc qu’a échu le rôle d’en revenir et de reprendre une place à la cour. Ainsi, il a une présence importante dans la littérature du Moyen-Âge, notamment grâce au Lancelot-Graal qui le dote d’une longue biographie et lui permet de revenir en vie de la quête du Graal. Il est un chevalier d’exception, pieux, et loyal.

Sa relation avec Lancelot est l’un de ses traits principaux. Bohort reste fidèle à son cousin jusqu’à la mort et le suit dans sa guerre contre le roi Arthur. Il considère Lancelot comme le chef de leur clan et joue un rôle capital lorsque la cour d’Arthur se déchire en deux camps : celui de Gauvain et celui de Lancelot.

Bohort est alors la voix de la sagesse, le conseiller de Lancelot dont il est aussi une sorte de double. Il symbolise tout ce que Lancelot aurait pu être sans son amour adultère pour Guenièvre. Il est le possible spirituel de son cousin, celui qui peut emprunter le chemin de l’héritage mystique dont Guenièvre prive Lancelot.

Avec Galaad, qui vient le compléter, il forme le produit parfait d’une généalogie sacrée dont ils achèvent ensemble le destin. Il est aussi le parfait compromis entre chevalerie céleste et chevalerie arthurienne. Après la mort d’Arthur et de Lancelot, il prend l’habit et peut enfin retrouver la voie spirituelle qu’il avait un temps écartée par loyauté envers son cousin.

Mais que pouvait-il advenir de personnages si étroitement liés à la quête du Graal ? Perceval parvient à s’en sortir tant bien que mal, notamment grâce à son transfert dans la littérature étrangère (et allemande en particulier) et parce qu’il appartenait à une tradition littéraire antérieure.

Mais il peut remplir à lui seul les rôles du trio, et Galaad et Bohort, tout particulièrement Galaad, ont plus ou moins disparu de la littérature.

Moins dépendant du Graal, Bohort est cependant trop lié à Lancelot : il faut attendre la réappropriation de ce dernier, notamment par Malory, pour que Bohort réapparaisse dans la littérature. Contrairement à des personnages comme Gauvain ou même Perceval, il n’a jamais eu droit à des aventures indépendantes dont il était le seul héros.

Le Graal, si ce n’était pas un bocal à anchois… C’était quoi ?

C’est donc Chrétien de Troyes qui apporte le motif du Graal à la littérature arthurienne. C’est à lui qu’on doit la quête du Graal, restée inaboutie dans Le conte du Graal. Inachevée, elle peut alors devenir l’un des grands thèmes de la légende arthurienne, d’abord en étant l’un des sujets de prédilection des romans en prose du XIIIe siècle.

À vrai dire, les origines du Graal sont un peu floues. Au début de son poème, Chrétien affirme avoir reçu de son patron, Philippe d’Alsace, un livre contenant l’histoire du Graal. S’il s’agissait d’un procédé assez fréquent chez les auteurs de l’époque, l’existence d’un roman allemand reprenant des thématiques similaires ne peut qu’interroger.

Ce roman, c’est le Parzival de Wolfram von Eschenbach. Il reprend en partie l’histoire de Chrétien de Troyes, mais les deux premiers livres du Parzival et sa fin ne correspondent à aucun texte de Chrétien. Contrairement à ce dernier, Wolfram von Eschenbach achève l’histoire de Parzival, qui finit couronné comme roi du Graal.

L’Allemand a donc eu d’autres sources. S’il mentionne un certain « Kyot de Provence », la source paraît aujourd’hui historiquement peu crédible. Selon toute vraisemblance, Wolfram von Eschenbach a travaillé à partir de plusieurs sources et traditions, dont Chrétien de Troyes – mais pas seulement.

En somme, on ne sait pas très bien d’où vient le Graal. Il est peu probable que Chrétien de Troyes en ait réellement été l’inventeur, mais on ne saura probablement jamais d’où il tenait vraiment cette tradition. On sait seulement que c’est grâce à lui que le thème est intégré à la légende arthurienne.

Sauf que chez Chrétien de Troyes, le Graal n’a rien à voir avec le mythe chrétien qu’il est devenu. Il s’agissait d’un mythe païen, et c’est bien d’un merveilleux païen plutôt que de christianisme qu’est teinté le Graal de Chrétien.

Chez Chrétien de Troyes, le Graal est… Un plat. C’est ce que signifie le mot à l’origine : il désigne un plat large destiné à servir de la viande ou du poisson. Chrétien ne parle jamais du Saint Graal et introduit l’objet par un article indéfini en parlant d’« un graal ».

Pas encore une relique, ce Graal est alors un plat à service qui se distingue par sa richesse, orné notamment de pierres précieuses. Quand Perceval raconte à son oncle ermite la scène à laquelle il a assisté au château du Roi Pêcheur, la conversation parle d’un plat à poisson, tout en précisant qu’il ne faudrait pas se méprendre sur la véritable nature de l’objet, teintée de merveilleux.

Mais la fonction du Graal, c’est bien la nourriture. Son rôle est bien de nourrir, quoique de façon mystérieuse, le Roi Pêcheur.

Voilà donc ce qu’est d’abord le Graal : un objet merveilleux, mystérieux, mais profane. La Bible ne le mentionne jamais, le mythe est inexistant en latin et n’a aucune signification biblique.

Surtout, Chrétien de Troyes écrit trop tôt pour avoir été influencé par la mutation du christianisme au Moyen-Âge. Ce sont ses successeurs qui vont transformer le Graal sous l’effet d’influences socio-culturelles bien différentes.

Quelques décennies plus tard, le contexte culturel et doctrinal a en effet bien changé. L’imaginaire collectif éprouve alors le besoin de se rattacher aux objets témoins de la vie du Christ : les reliques gagnent en importance à la fin du XIIe et au XIIIe siècle.

Après Chrétien de Troyes, le Graal prend de plus en plus d’importance dans la littérature arthurienne européenne, qui passe du vers à la prose, et subit une véritable christianisation. Ce développement doit être considéré comme le symbole d’une inquiétude épistémologique et d’une incertitude idéologique propres à leur temps.

C’est Robert de Boron qui contribue à donner au Graal la signification qu’on lui connaît aujourd’hui. Son œuvre est fondamentale dans la sacralisation du Graal ; c’est avec elle qu’il acquiert non seulement un caractère sacré, mais aussi des origines, un passé, une histoire. L’aboutissement de ce développement sera le cycle du Lancelot-Graal.

Graal KaamelottDans son Joseph d’Arimathie, Robert de Boron fait du Graal le vase où fut recueilli le sang du Christ, crucifié par Joseph d’Arimathie. Si cela sonne familier, c’est normal : c’est cette version de la légende qui a inspiré Astier et Kaamelott.

Le roman retrace l’histoire du Graal avant son arrivée en Occident et plante une dynastie du Graal : emprisonné après la crucifixion du Christ, Joseph d’Arimathie voit apparaître Jésus dans sa cellule.

Le Graal se dote alors d’un symbolisme important, celui de la grâce divine. Joseph d’Arimathie et son lignage sont des élus : lui et ses descendants sont destinés à être les gardiens du Graal. Perceval est justement l’un des membres de sa lignée. Chez Robert de Boron, pas de Lancelot, pas de Bohort, pas de Galaad. C’est Perceval qui est l’aboutissement d’un lignage, l’élu d’une haute destinée, rôle que reprendra Galaad par la suite.

Grâce à la trilogie de Robert de Boron, le Graal connaît donc une véritable mutation religieuse et plante des motifs qui seront repris par La queste del Saint Graal, dont le titre annonce d’emblée la couleur. C’est là un roman eucharistique, où Perceval, Galaad et Bohort sont une Trinité d’élus, des chevaliers célestes que ne peuvent aspirer à devenir les autres.

Perceval se voit aussi supplanter par le messianique Galaad, ce qui correspond à l’évolution de la thématique du Graal. La création de Galaad était doublement nécessaire : à cause de la christianisation du Graal et de son péché d’adultère, Lancelot ne peut pas prétendre mener la quête à bien. Or faire de Perceval le héros de la quête aurait été détrôner Lancelot de sa propre histoire… Le voilà donc relégué au second plan.

Avec la Queste, le Graal est définitivement devenu l’objet saint qui nous a été transféré. C’est le calice qui a recueilli le sang du Christ, une relique, mais aussi le symbole d’un tout nouveau type de chevalerie, opposée aux idéaux corrompus de celle d’Arthur. Enfin, la mort de Galaad, véritable figure christique, est une ascension spirituelle, un sacrifice de l’Élu divin.

Comment est-on passé du Moyen-Âge à Kaamelott ?

Du XVIe au XIXe siècle, la légende arthurienne n’a plus vraiment la cote. De nouveau, c’est le contexte historique qui la remet au goût du jour, et surtout l’affirmation du nationalisme. En Angleterre, la légende est réactivée par crainte des révolutions et aspirations coloniales. Les gentlemen victoriens se veulent un peu les nouveaux chevaliers de leur temps.

Mais c’est notamment aux États-Unis que l’imaginaire chevaleresque se réveille, particulièrement dans les États du Sud. Mark Twain lui-même s’y met en publiant en 1889 Un Yankee du Connecticut à la cour du roi Arthur. Le livre sera adapté plus de vingt fois en film, mais aussi en version radiophonique, en comics et en dessin animé.

Si la légende arthurienne est née au Moyen-Âge en Grande-Bretagne, qu’elle s’est considérablement développée et métamorphosée en France avant de circuler dans le reste de l’Europe, c’est finalement grâce à la culture populaire américaine qu’elle arrive jusqu’à nous. Aux États-Unis perdure l’idéal chevaleresque, désormais plus seulement associé à l’aristocratie mais à de plus en plus de classes sociales.

Aujourd’hui, le roi Arthur est une figure de la culture populaire. Mais ce n’était pas le cas jusqu’à la fin du Moyen-Âge : à l’époque, il est au contraire le produit d’une culture d’élite et l’instrument de ces mêmes élites qui s’en servent notamment à des fins politiques.

Au tournant du siècle, la figure chevaleresque incarne un modèle à suivre pour la société américaine, un idéal d’éducation pour la jeunesse. Les valeurs et principes de la légende arthurienne sont même transposés à d’autres œuvres qui n’y sont pas directement rattachées.

Avec le temps et les différents contextes historiques, Arthur et sa cour ne sont plus mobilisés de la même façon. Dans les années 1950, les chevaliers arthuriens sont anti-communistes ; dans les années 1960, ils sont pacifistes et progressistes. Mais toujours, ils représentent un mythe héroïque, épique et surtout rassurant face à un présent qui ne l’est pas toujours.

KnightridersEt ça y est, nous y voilà enfin : Arthur, la Table Ronde et ses chevaliers basculent dans la culture populaire. Le mythe chevaleresque, s’il continue d’évoluer sous l’influence de son époque, perdure. Tout le monde s’y met : René Barjavel, Marion Zimmer Bradley, J.R.R Tolkien, Guillaume Apollinaire, les Monty Python… Alexandre Astier.

« Camelot is a state of mind », disait l’affiche de Knightriders, film de George Romero directement influencé par le mythe arthurien : oui, Camelot est bien devenu un état d’esprit.

L'Attaque des Titans

Mythe et Histoire : aux origines de L’Attaque des Titans

Attention ! Cet article contient des spoilers sur la fin de L’Attaque des Titans !

Début avril 2021 s’est achevé le manga L’Attaque des Titans. Diffusée depuis 2013, la série animée lancée par Wit Studio et reprise par MAPPA adaptera l’arc final du manga à l’hiver 2022, mettant un terme à une œuvre qui aura duré douze ans. Au cours de ces années, L’Attaque des Titans s’est affirmé comme le poids lourd du manga des années 2010, succédant à ceux qu’on appelle les Big Three One Piece, Naruto et Bleach, énormes succès des années 2000.

Comme eux, le manga d’Hajime Isayama est devenu un pan mainstream de la pop culture. En France, il a vendu plus de 3,5 millions de volumes. Diffusée non seulement par les services de streaming spécialisés dans l’anime comme Crunchyroll et Wakanim, la série a même obtenu les faveurs de Netflix, contribuant à asseoir sa place dans l’animation japonaise, et de France 4. L’Attaque des Titans a ainsi réussi à séduire même les non-amateurs de manga et d’anime. Un peu comme Naruto, même ceux qui ne lisent guère de manga en ont forcément au moins entendu parler.

De Goya à L’Attaque des Titans

Isayama savait-il, en lançant son manga, qu’il atteindrait de tels sommets ? Tout jeune mangaka – il est né en 1986 – il proposait là sa première série. Elle faisait déjà exception. D’abord refusée par l’éditeur Shūeisha, dont l’hebdomadaire Weekly Shōnen Jump a notamment publié les Big Three, elle fut finalement acceptée par son concurrent, Kōdansha. L’éditeur en fit l’œuvre phare du lancement de son magazine mensuel, Bessatsu Shōnen Magazine.

La raison de ce refus ? Le dessin. Le style d’Isayama, particulier il est vrai, n’a pas convaincu la Shūeisha et ne correspondait pas à sa ligne éditoriale. Refusant de changer son trait, le mangaka est donc tout simplement allé voir ailleurs.

Ce dessin, c’est une autre des particularités de L’Attaque des Titans. Jugé laid bien qu’il se soit amélioré au fil des années et des tomes, il ne correspond en tout cas certainement pas au style classique des shōnen, ces mangas d’action généralement destinés à un public jeune et masculin. Pourtant, il donne aussi au manga son ton si spécial, son atmosphère horrifique.

Et quelle atmosphère ! À parcours atypique et dessin original, synopsis unique. Hajime Isayama met en scène un univers comme on n’en trouve guère d’autre dans le manga. C’est à la fois une dystopie, de la dark fantasy et un monde aux accents steampunk. L’Attaque des Titans raconte ainsi l’histoire d’une humanité assiégée, repliée derrière un système de murs pour se protéger des Titans, gigantesques créatures humanoïdes qui ont presque éradiqué l’espace humaine.

Eren Mikasa L'Attaque des TitansC’est derrière ces murs que grandit Eren Jäger. C’est un enfant rêveur et révolté : il s’insurge de vivre ainsi comme du bétail et n’aspire qu’à intégrer les fameux bataillons d’exploration, branche de l’armée qui sort des murs pour explorer le monde extérieur – généralement au prix de nombreuses vies. Puis un jour, tout bascule : des Titans apparemment pourvus d’intelligence attaquent et détruisent le mur derrière lequel vit Eren.

Après avoir vu sa mère dévorée sous ses yeux, Eren fait une promesse : il jure qu’il exterminera tous les Titans. Il s’engage alors dans l’armée avec ses amis d’enfance, Mikasa Ackerman et Armin Arlert. Durant trois ans, au côté d’autres adolescents de son âge, il sera formé à se battre, à tuer du titan et surtout à utiliser l’équipement de manœuvre tridimensionnelle, le seul recours pour lutter contre des créatures qui dépassent les humains de plusieurs mètres et n’ont pour seul point faible qu’une zone située à la base du cou.

Pour créer ces Titans et cet univers, Hajime Isayama s’est en partie inspiré de sa propre vie. Issu lui-même d’une famille de fermiers, il a grandi dans les montagnes et rêvait, comme Eren, du monde qui se trouvait au-delà. Plus tard, ayant commencé sa vie professionnelle, il a été confronté à un ivrogne dans le cybercafé où il travaillait. C’est la peur de cette confrontation, la terreur et l’impuissance qu’il a ressenties alors, qui ont fait germer l’idée des Titans. Ceux-ci ont surtout la particularité d’être des monstres comme on n’en avait jamais vus auparavant, ce qui explique en partie le succès du manga.

Certes, ils ont quelque chose qui rappelle un peu le zombie : ce sont des créatures humanoïdes, dépourvues d’intelligence et guidées par la violence. Les Titans ne tuent pas pour se nourrir, leur système digestif étant d’ailleurs rudimentaire. Ils tuent par instinct, peut-être même par plaisir. Mais ils ont quelque chose de plus terrifiant encore que les zombies : immenses, ils ont des traits exagérés, mais aussi des corps nus, dépourvus d’organes génitaux et parfois difformes. La taille de leurs membres n’est pas toujours cohérente : grosse tête, petits bras, grand nez… Ils ont généralement de larges sourires, cruels et bêtes, qu’un autre trait que celui d’Isayama n’aurait pas pu rendre aussi féroces, aussi cauchemardesques.

Saturne dévorant un de ses filsL’exceptionnelle esthétique de ces Titans, Isayama la puise aussi du côté d’un artiste européen : Francisco de Goya. Ce peintre espagnol a vécu l’horreur de la guerre d’indépendance et l’instabilité politique des années 1820 en Espagne. Lui-même se remet d’une douloureuse et difficile maladie. Désormais âgé de plus de soixante-dix ans, il est confronté à l’aigreur de la guerre civile et à sa propre déchéance physique. Et sur les murs de la maison qu’il a achetée près de Madrid, il peint ce qu’on appelle les Peintures Noires, une série de fresques à la peinture à l’huile qui compte notamment Saturne dévorant un de ses fils.

Ce tableau, aujourd’hui transféré sur toile et exposé à Madrid, représente donc Saturne, l’équivalent romain de Cronos, en train de dévorer son fils adolescent. La tête et le bras droit ont déjà été mangés par Saturne, qui s’apprête à avaler ce qu’il reste du bras gauche. Les yeux écarquillés et la bouche grand ouverte, il se détache sur un fond obscur.

C’est cette fresque horrifique, peinte qui plus est dans un contexte de guerre civile, qui a en partie inspiré l’allure des Titans d’Isayama. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois qu’elle parvenait jusqu’aux mangas japonais : on la trouve aussi dans une autre œuvre bien connue, HunterxHunter.

L’Histoire japonaise, présente en pointillés

Goya est loin d’être la seule influence européenne d’Hajime Isayama. L’Attaque des Titans ne se déroule d’ailleurs pas au Japon. Le mangaka a préféré opter pour un univers dont l’architecture rappelle plutôt l’Europe médiévale, en particulier l’Allemagne. Dans une interview sur la chaîne japonaise NHK en 2018, Isayama a notamment cité la ville bavaroise de Nördlingen, qui a conservé son apparence médiévale et est entourée par… un mur.

Les maisons de Shiganshina, le district où a grandi Eren, rappellent clairement l’époque préindustrielle d’Europe centrale. Ce sont des maisons à colombages comme on peut encore en trouver en Alsace ou en Allemagne. Plus à l’intérieur des murs, où les quartiers sont plus riches, l’architecture de L’Attaque des Titans est en pierre et davantage romane. Elle évoque cependant encore l’Europe centrale. Plus tard dans le manga, Eren est caché dans un château qui est lui aussi clairement européen, même s’il fait plus Renaissance que Moyen-Âge.

Non pas, bien sûr, qu’Isayama ait totalement ignoré l’Histoire du Japon. Derrière certains parallèles évidents avec l’Histoire européenne, d’autres, plus ou moins discrets, renvoient directement au passé japonais.

Le cas emblématique est celui du personnage de Dot Pixis, connu pour avoir été à l’origine de vives critiques et d’un backlash à l’encontre d’Hajime Isayama. En 2010, le mangaka a avoué avoir pris pour modèle un personnage historique réel, celui d’Akiyama Yoshifuru. C’était un général japonais de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Il a participé à plusieurs guerres du Japon, notamment en Chine et en Corée, où l’armée japonaise s’est rendue coupable de nombreuses exactions. Yoshifuru y a-t-il participé ? En a-t-il été complice ? Peu importe : cette inspiration a massivement déplu à certains lecteurs, et non-lecteurs d’ailleurs, de L’Attaque des Titans. Elle a même valu à Isayama d’être qualifié de fasciste et de recevoir des menaces de mort.

Mais le général Yoshifuru est avant tout un héros japonais, considéré pour être le père de la cavalerie japonaise moderne. Au Japon, il a inspiré un roman et son adaptation en série télévisée. Et comme d’autres pans peut-être peu glorieux de l’Histoire japonaise, il a influencé Isayama.

Ces pans peu glorieux, ce sont notamment des thématiques d’impérialisme, de nationalisme et de militarisme. L’Attaque des Titans est pleine d’une esthétique militaire qu’il n’est pas difficile de renvoyer à l’Histoire du Japon. Le pays est notamment passé par une douloureuse phase d’unification, de guerres civiles puis de totalitarisme avant la Seconde Guerre mondiale.

La société où vit Eren est militaire. Le siège des Titans a servi d’argument au gouvernement totalitaire qui les utilise, eux et leur oppression, pour justifier la militarisation de la société. Derrière les murs, on est principalement fermier ou soldat. L’armée compte trois corps : la garnison, chargée des murs, le bataillon d’exploration, qui part à l’extérieur, et les brigades spéciales, qui sont en fait une police militaire chargée de maintenir le calme, la paix et loi à l’intérieur des murs. La police même est donc confondue avec l’armée, ce qui n’est pas sans rappeler l’une des caractéristiques d’un État totalitaire.

Et l’imaginaire martial est prégnant : l’armée salue avec le poing sur le cœur, ce fameux « sasageyo » qui appelle au sacrifice de son cœur. Le motif du sacrifice pour la patrie, d’ailleurs, traverse tout le manga. C’est une forme de patriotisme presque nationaliste que ce culte du sacrifice. On glorifie les morts jusqu’à la toute fin du manga, dans l’idée que leur sacrifice ne sera pas vain. C’est l’une des grandes questions de l’œuvre, parsemée de tant de décès qu’on l’a comparée avec Game of Thrones : cette mort aura-t-elle été utile ? Ou ce soldat sera-t-il mort pour rien ? Pour la patrie, pour la victoire sur les Titans, ces tout jeunes gens – Eren a quinze ans lorsqu’il rejoint l’armée – ne sont pas seulement prêts à se sacrifier eux-mêmes, à sacrifier leur vie et leur corps : ils sont prêts à sacrifier aussi leur humanité.

Sur ce point, on sent peut-être un écho des kamikazes, ces pilotes japonais envoyés en mission-suicide lors de la Seconde Guerre mondiale. Avec ce parallèle supplémentaire que ceux que l’Histoire a retenus comme des fanatiques n’en étaient pas toujours : souvent, il s’agissait de (très) jeunes soldats envoyés au casse-pipe contre leur gré. Confrontés à la violence et à la mort, à la dure réalité du combat, Eren et ses camarades n’ont plus rien de la fanfaronnade qu’ils pouvaient afficher au début de leur entraînement. Les voilà tremblants, terrifiés, traumatisés et vomissant tripes et boyaux. Regrettant brusquement leur engagement.

C’est là tout le côté critique d’Isayama : loin de glorifier le nationalisme de cette société fasciste, le mangaka montre même le contraire. Car c’est généralement dans ces moments glorieux de sacrifice et de patriotisme exacerbé qu’une mort brutale, violente et inutile vient rappeler la réalité de la guerre. Au début du manga, Isayama n’hésite pas à faire mourir son personnage principal, dans un extraordinaire plot twist. Saisi en pleine action héroïque et lancé sur sa résolution d’exterminer tous les Titans, Eren se fait arracher une jambe et un bras avant de se faire gober par un Titan. Et voilà pour ta peine.

Les parallèles avec l’Histoire européenne

Moins bien connue du lectorat international et peut-être plus discrète dans l’œuvre, l’Histoire japonaise qui a inspiré l’auteur a semble-t-il moins sauté aux yeux que les parallèles plus évidents avec l’Europe.

Parmi ceux-ci, la comparaison filée avec la Seconde Guerre mondiale – encore elle ! – a fait couler beaucoup d’encre. C’est même en grande partie à cause d’elle que d’aucuns ont accusé L’Attaque des Titans d’être un manga d’extrême-droite.

Dans la seconde partie de l’œuvre, qui correspond à la troisième saison de l’anime, Eren et ses compagnons découvrent que leur bastion n’a jamais été tout ce qu’il restait de l’humanité. Contrairement à ce qu’ils croyaient, il reste bien un monde au-dehors. Leur société se trouve en fait sur une île, Paradis. Immédiatement de l’autre côté de la mer se trouve Mahr, une Nation jadis assujettie par la supériorité militaire des Eldiens. Pour conquérir Mahr, ce peuple a pu s’appuyer sur une puissance sans commune mesure : celle des Titans.

Eldia était alors gouvernée par le roi Fritz, dont la femme Ymir possédait le pouvoir des Titans. À sa mort, ce pouvoir fut divisé en neuf et donna lieu aux neuf Titans primordiaux, qui ont continué jusqu’à la génération d’Eren à passer d’Eldien en Eldien, seul peuple capable de recevoir le pouvoir des Titans.

Finalement, Mahr se souleva et parvint à récupérer sept des neufs Titans. Le 145e roi d’Eldia, nommé Karl Fritz comme son illustre ancêtre, renonça alors à se battre et se retira sur l’île de Paradis, où il utilisa son pouvoir pour construire les trois murs, bâtis à partir de Titans colossaux solidifiés. Et pour préserver la paix, il jura de lancer ces Titans à l’assaut si Mahr osait s’en prendre à son île.

Après ces révélations, Isayama a tenté un pari risqué : changer totalement l’environnement de son manga et ouvrir son arc suivant à Mahr même. C’est ce qui a également ouvert la quatrième et dernière saison de l’anime, permettant notamment d’introduire une nouvelle brochette de personnages et d’apporter un peu plus de contexte à ce peuple Eldien.

Lorsque la narration se déplace à Mahr, on y découvre qu’il reste en fait des Eldiens, abandonnés là par leur roi et que les Mahrs ont parqués dans ce qui ressemble fort à des ghettos. Ils y vivent séparés du peuple Mahr, surveillés par l’armée, relégués à un rang de sous-citoyens et identifiés par un brassard de couleur qu’ils portent sur le bras.

Ghettos L'Attaque des TitansIl est naturellement difficile d’ignorer la comparaison qui se dessine : celle, bien sûr, du peuple juif. Ces brassards rappellent évidemment l’étoile portée par les Juifs, les camps d’internement font écho aux ghettos juifs, et les Eldiens ne peuvent aspirer aux postes à responsabilité. On se trouve là face à un cas emblématique de ségrégation ethnique, où tout contrevenant est passible de la peine de mort et où le racisme ambiant assimile les Eldiens à des démons.

Ce n’est même pas là le seul parallèle avec l’Histoire juive. Plus tard dans le manga, le personnage de Sieg Jäger, demi-frère d’Eren qui a grandi à Mahr, a un plan pour lever la malédiction du pouvoir des Titans : stériliser l’ensemble du peuple Eldien. C’est ce qu’on appelle de l’eugénisme, concept qui désigne la sélection génétique au sein d’une population. La stérilisation fait partie des méthodes eugéniques les plus fréquentes et a notamment été pratiquée par le régime nazi, qui a ainsi stérilisé plusieurs centaines de milliers de malades mentaux et a largement expérimenté sur la stérilisation de masse, notamment dans les tristement célèbres camps d’Auschwitz et de Ravensbrück.

Mais faut-il pourtant déclarer sans hésitation, comme certains l’ont fait, que les Eldiens sont clairement les Juifs et que L’Attaque des Titans est une apologie du fascisme ? Loin de là, évidemment. D’abord, parce que s’il est vrai que le parallèle se fait facilement, il n’est pas la seule grille de lecture possible. Les Juifs n’ont malheureusement pas été les seules victimes de ségrégation raciale au cours de l’Histoire – même durant le seul XXe siècle. On peut citer le cas de l’Apartheid, pendant lequel les populations indiennes, métisses et noires ont été massivement reléguées dans les townships, quartiers pauvres construits en périphérie des villes. Ils ont de nombreux points communs avec les ghettos juifs, et par conséquent avec les camps d’internement de Mahr. Mais il faut aussi citer un exemple japonais, qui a très bien pu inspirer directement Isayama : celui de l’internement, toujours dans des camps, des Japonais aux États-Unis.

Après Pearl Harbor, le Président Roosevelt autorisa en 1942 une mesure qui visait à interner les citoyens d’origine japonaise, y compris ceux qui avaient été naturalisés et étaient donc, de fait, Américains. Obligés d’abandonner leur propriété et souvent leur travail pour rejoindre de force ces camps de relogement, ces Japonais ou Américains d’origine nippone ont vécu là plusieurs années dans des conditions exécrables, massés dans des dortoirs ou des étables.

Quant à savoir si L’Attaque des Titans fait l’apologie de ce qu’il décrit… Incontestablement, Hajime Isayama a créé deux gouvernements autoritaires : ni l’île de Paradis ni Mahr n’y échappent. C’est l’une des forces du manga : refuser le manichéisme et la simplicité d’un combat entre gentils et méchants. Au début de l’œuvre, on pense pourtant assister à la lutte entre les héros du bataillon d’exploration contre les Titans. Rien n’est moins vrai.

L’introduction de Mahr permet à Isayama de confronter les points de vue. L’auteur interroge en permanence les rapports moraux du lecteur, qui passe son temps à changer d’avis au fur et à mesure qu’il avance dans le manga. Ce qui paraissait autrefois noir et blanc s’avère vite gris.

Ainsi, les Eldiens sont opprimés par les Mahrs, mais on découvre ensuite qu’ils étaient à la base un peuple guerrier qui a utilisé les Titans pour soumettre Mahr dans la violence. De plus, les deux nations sont bien plus semblables qu’on ne le croirait d’emblée : des deux côtés de la mer, les populations sont conditionnées, l’Histoire est réécrite par le pouvoir, le militarisme est ambiant, les enfants sont envoyés au combat, et des factions rebelles complotent contre le pouvoir.

Sur l’île de Paradis, le gouvernement militaire utilise donc les Titans et la crainte qu’ils inspirent. La mémoire des Eldiens y a été effacée par le pouvoir du roi, qui leur cache notamment qu’il reste des humains en dehors des murs, mais aussi leur passé et leurs origines. Génération après génération, les habitants de Paradis subissent donc un endoctrinement systémique et n’ont pour toute mémoire que celle qu’on a bien voulu leur construire.

La vérité n’est connue que de certains nobles et hauts-placés, qui écrivent donc librement leur propre version de l’Histoire et mènent tranquillement leur fausse propagande en contrôlant rigoureusement l’information. La preuve : lorsque le bataillon d’exploration approche de la vérité, le gouvernement les déclare des traîtres. Il veut les arrêter pour cacher la vérité, ce qui mène à un coup d’État militaire – l’une des factions rebelles dont nous parlions plus haut.

De l’autre côté de la mer, à Mahr, le gouvernement a écrit sa propre Histoire. Les Eldiens y sont des démons dont la violence justifie la mise à l’écart de leurs descendants. Là aussi, les enfants sont conditionnés et endoctrinés. Là aussi, ils s’engagent dans l’armée dès le plus jeune âge. Et comme certaines de leurs contreparties de l’île de Paradis, ils sont aveuglément persuadés de se battre pour la bonne raison, de lutter contre le mal. Persuadés, aussi, de mériter d’avoir été punis.

Il y a quelque chose de terrible dans cette acceptation de la responsabilité. Ainsi, même les Eldiens de Mahr en veulent à ceux de Paradis. Gabi Braun, personnage introduit lorsque l’action passe justement sur le continent, est un écho du jeune garçon qu’a été Eren avant de découvrir la vérité. Elle est aussi l’une des principales incarnations de ce lavage de cerveau : pour elle, ceux de Paradis sont des démons qu’il ne faut pas hésiter à tuer. Se battre rendra un peu d’honneur à sa famille, permettra d’expier un peu des péchés de ses ancêtres, et mènera les siens à obtenir un meilleur statut dans cette société où ils n’auront pourtant jamais le même que les autres.

Là aussi, donc, le gouvernement mène sa propagande nationaliste à grand renfort de sa version officielle de l’Histoire. Et là aussi, des factions rebelles complotent dans l’ombre pour renverser l’État. Le père de Sieg et Eren en fait partie, ce qui donne lieu à une scène déchirante. Gardé par ses grands-parents, Sieg est penché sur un livre d’Histoire tandis que son grand-père tente de lui inculquer la version officielle, celle qui le protègera – car la rébellion est punie de la plus horrible des façons : les coupables sont envoyés sur l’île de Paradis, transformés en Titans et abandonnés à errer et dévorer les humains qui s’y terrent.

Un peu plus tard, Sieg retrouve le même livre d’Histoire : cette fois, c’est son père qui lui fait la leçon. Et alors que l’enfant contemple la même page du même livre, on tente cette fois de lui enseigner une autre version des faits, celle des rebelles monarchistes.

Pour Isayama, c’est là une autre forme d’extrémisme. Jamais il ne porte aux nues ce genre d’idéologie. Au contraire : ce n’est pas parce qu’il les décrit et s’en est servi pour créer son récit qu’il les défend ; il s’en montre même très critique. Mais il veut aussi que ses lecteurs réfléchissent par eux-mêmes et fassent leurs propres choix. Aujourd’hui, marqués par une Histoire compliquée où ils ont été parfois assaillants, parfois opprimés, les Japonais sont plutôt pacifistes. De plus, peu de mangaka assument d’avoir un message politique dans leurs œuvres, et c’est le cas d’Isayama également. Au lecteur, donc, de lire entre les lignes.

De la mythologie grecque au mythe d’Ymir

Néanmoins, tout cela témoigne certainement de la grande culture d’un mangaka dont L’Attaque des Titans était pourtant la première œuvre. Si son manga est déjà devenu une œuvre culte, c’est pour de bonnes raisons : ses personnages, sa narration, mais aussi la richesse de son univers.

Pour le construire, Isayama a donc pioché dans sa propre vie et dans l’Histoire du XXe siècle, mais aussi dans un pan particulier et plus lointain de notre Histoire : celui de la mythologie et de nos mythes. Il leur a donné un sens spécial : celui d’un autre mythe, propre à son univers. Pour cela, il a mêlé et refaçonné à sa manière les croyances et récits de différents horizons, donnant naissance à un mythe original et originel au sein de son propre récit.

Dans L’Attaque des Titans, on distingue trois grandes influences : celle de la mythologie grecque, celle de la mythologie scandinave, plus importante encore, et finalement celle des religions monothéistes.

Ainsi, il est impossible de ne pas penser aux Titans grecs, surtout après avoir mentionné le tableau de Goya qui représente Saturne/Cronos. Ces géants, enfants des divinités Ouranos (le Ciel) et Gaïa (la Terre), sont au nombre de douze – et non neuf comme les Titans d’Isayama. Parmi eux, on compte notamment Cronos, père de Zeus.

Sculpture AtlasD’après la légende, l’un des frères de Cronos, Japet, eut un fils nommé Atlas. Lui aussi Titan, il fut condamné après sa défaite contre Zeus à porter le monde sur les épaules pour l’éternité. Les représentations d’Atlas le montrent donc soulevant la Terre, ployant sous le poids du monde, dans une posture qui rappelle une scène de L’Attaque des Titans : pour réparer un mur détruit par les Titans, Eren, lui-même transformé en Titan, porte sur ses épaules un gigantesque rocher destiné à combler le trou du mur. Isayama s’étant inspiré de la peinture de Goya pour son manga, il n’est pas impossible que les représentations d’Atlas lui aient soufflé cette image.

Cependant, la principale inspiration mythologique d’Isayama ne se trouve pas du côté de la mer Méditerranée, mais bien plus au nord. On trouve aussi des géants dans la mythologie scandinave. L’un d’eux est même le premier être vivant, à l’origine de la création de la Terre, Odin utilisant son corps pour ce faire : ses os deviennent les montagnes, son sang les mers et rivières, etc. Ce géant s’appelle Ymir, exactement comme la femme qui possédait le pouvoir des Titans primordiaux dans L’Attaque des Titans.

La référence n’est pas seulement celle d’un nom : dans la mythologie scandinave, le géant Ymir est créé à partir d’une substance liquide appelée l’eitr. Dans le manga d’Isayama, Ymir gagne ses pouvoirs en entrant dans un arbre, puis en tombant dans un liquide. Leur fin est également similaire : de même que le corps du géant Ymir est divisé pour donner naissance à la Terre et ses différents éléments, celui de son homonyme de L’Attaque des Titans est dévoré par ses enfants pour donner naissance aux neuf Titans primordiaux.

Dans le manga, Ymir ne disparaît pas totalement après sa mort. Son esprit se retrouve dans le Chemin, sorte de monde situé hors de l’espace-temps. Les Eldiens sont tous reliés par quelque chose d’invisible, les chemins, ou « paths » en anglais, qui convergent tous en un point : le Chemin où se trouve donc Ymir. Là, elle est condamnée pour l’éternité à façonner des Titans.

Ce sont ces deux points qui sont plutôt empruntés aux cultes monothéistes. Dans le Chemin, Ymir façonne les Titans avec ce qui ressemble à de la terre molle, rappelant les Golems, êtres d’argile sans capacité de parole ni libre-arbitre, conçus pour défendre leur créateur. Le Chemin, quant à lui, et l’idée que tous les Eldiens sont donc reliés, peut rappeler la connexion à Abraham chez les Juifs ou à Jésus chez les Chrétiens.

L'Attaque des Titans CheminEn revanche, l’apparence de la convergence de tous ces chemins invisibles reliant les Eldiens les uns aux autres rappelle beaucoup l’Yggdrasil scandinave, l’Arbre Monde sur lequel reposent les neuf royaumes de la mythologie nordique. Autant de royaumes que de Titans primordiaux.

Enfin, il y a l’arc final du manga et le plan d’Eren. Il entend mener à bien le Grand Terrassement, qui consiste à libérer les Titans colossaux qui se trouvent dans les murs pour piétiner et anéantir le monde. Ce plan rappelle le Ragnarök, fin du monde prophétique de la mythologie scandinave qui a notamment donné son titre au troisième film Thor du Marvel Cinematic Universe.

Lors du Ragnarök, les géants périssent, de même que la quasi-totalité des hommes et une majorité des Dieux, dont Odin, Thor ou encore Loki. S’ensuit une renaissance menée par les dieux restants. Tout cela rappelle l’apothéose du manga, au cours de laquelle Eren éradique 80% de la population, met fin à l’existence des Titans et périt lui-même. Ses quelques compagnons survivants se voient alors confier le monde d’après et la paix encore à bâtir entre Paradis et Mahr.

Même l’aspect prophétique du Ragnarök trouve un écho dans L’Attaque des Titans, puisqu’il est finalement révélé qu’Eren avait tout vu depuis des années, connaissait donc le futur et savait vers quoi s’acheminait le récit.

Le vrai sens des mots dans L’Attaque des Titans

Quoi qu’on puisse penser de cette fin qui a tant fait débat, il n’en reste pas moins qu’Isayama a maîtrisé son œuvre de bout en bout sur de nombreux points. Sa science du découpage et des scènes d’action, son art de la narration, sa culture et ses recherches ont largement contribué au succès de L’Attaque des Titans.

Et puis il y a les personnages. En rejoignant l’armée, le trio central Eren-Mikasa-Armin noue des liens avec les autres membres de sa Brigade d’entraînement, puis rencontre le fameux bataillon d’exploration. Dans le monde pseudo-européen d’Hajime Isayama, ils n’ont pas les traits asiatiques ni de nom japonais, à l’exception notable de Mikasa. L’auteur a préféré aller chercher ses prénoms ailleurs, notamment du côté de l’Allemagne dont l’histoire et l’architecture l’ont tant inspiré. Ainsi, le prénom de Sieg Jäger est un mot allemand qui signifie tout simplement « victoire » – ce qu’il a probablement incarné pour ses parents.

S’il s’est donné la peine d’aller trouver ces noms ailleurs qu’en Asie, dans un paysage qui ne lui était pas familier, il n’a pu les nommer par hasard. Par ailleurs, Isayama aime jouer avec les mots. Cette fois, l’exemple emblématique, celui qui a fait couler tant d’encre déjà, se trouve tout simplement du côté du titre de l’œuvre.

En japonais, L’Attaque des Titans s’appelle Shingeki no Kyojin. « Kyojin » est un mot qui désigne une personne de très grande taille, tandis que « Shingeki » évoque plutôt l’idée d’une charge que d’une attaque à proprement parler. Littéralement, le titre pourrait donc se traduire par « Les géants qui chargent ». Il est aussi possible de le traduire au singulier, « Kyojin » n’étant pas forcément un pluriel : « Le géant qui charge », donc.

En anglais, le choix a été de traduire ce titre par Attack on Titan, qui a le sens inverse du titre français. Alors que ce dernier suggère une attaque des Titans – sous-entendu, contre l’humanité – le titre anglais, par l’usage du mot « on » en particulier, évoque une attaque sur un Titan, au singulier. D’un côté, ce sont les Titans qui attaquent ; de l’autre, ce sont les hommes qui en attaquent un seul.

Plus tard dans le manga, il est révélé que « Shingeki no Kyojin » est en fait le nom d’un Titan en particulier : le Titan assaillant, celui que possède Eren Jäger. Lors de la traduction internationale de son œuvre, Isayama aurait pu le dire. Il aurait pu expliquer qu’on s’était trompés, que ce n’était pas ce que son titre voulait dire. Sciemment, il ne l’a pas fait.

Sachant cela, sachant qu’on avait affaire à un auteur qui aimait tant jouer sur les mots ou cacher des sens et grilles de lecture dans son manga, sachant aussi qu’il s’était donné la peine de faire les recherches nécessaires hors de sa propre culture pour construire son univers, sachant enfin qu’Isayama avait semé dans son œuvre tant de références à nos propres mythes, il est presque surprenant que personne encore n’ait disséqué dans le détail les noms et prénoms de ses personnages.

De nombreux noms de l’œuvre se classent en trois catégories : ceux qui ont un rapport avec la terre, ceux dont la signification est religieuse et ceux enfin dont la connotation est guerrière. Peut-être ces noms reflètent-ils les trois couches principales de la société de L’Attaque des Titans, où on est massivement soldat ou fermier, mais où la religion, en l’occurrence le Culte du Mur, tient une place singulière.

Peut-être faut-il simplement y voir les traces du nom fonction et de l’histoire du nom de famille. Historiquement, le nom de famille a plusieurs origines possibles : un nom de baptême, un nom de métier, un nom de localisation ou encore un sobriquet lié à un caractère généralement physique, parfois moral.

Parmi les noms en rapport avec la terre, on relève notamment celui d’Eren, Jäger, qui signifie « chasseur » en allemand. Celui de Mikasa, Ackerman, vient de « der Acker », le champ », et « der Mann », l’homme. En allemand toujours, « der Ackermann » est un vieux mot pour dire fermier. Aujourd’hui, on utilise plutôt « der Bauer ». On peut aussi penser à Hoover, le nom de Bertolt, qu’Eren rencontre dans la 104e Brigade d’entraînement. Ce n’est pas une référence aux aspirateurs, mais bien la version anglaise du nom allemand Huber, qui vient de « Hube » ou « Hufe », une ancienne unité agraire.

Les références à la religion sont elles aussi nombreuses, par exemple du côté du personnage de Levi. Dans la version française de l’œuvre, on trouve aussi l’orthographe Livaille, destinée à garder la prononciation à l’anglaise plutôt que la version française du nom, Lévi. On trouve également l’affreuse orthographe Rivaille, qui fait perdre tout son sens au prénom – alors que nous sommes justement en train de nous attarder sur l’importance des mots dans L’Attaque des Titans.

Levi est un prénom juif : c’est l’un des fils de Jacob, à l’origine de la tribu de Lévi, dont on appelle les membres les Lévites. Moïse en fait partie et est l’un des plus illustres Lévites. Il s’agit d’une tribu qui a joué un rôle religieux important, puisqu’elle était dédiée au service du Temple de Jérusalem, mais aussi de la monarchie d’Israël. On lui réservait même certaines fonctions. Le prénom, quant à lui, signifie « attaché » ou « qui joint ».

Autres références religieuses intéressantes : les personnages d’Eren, Christa et Jean Kirstein. Prénom porté par plusieurs personnages de la Bible, Jean vient en fait de l’hébreu et signifie « Yéhovah (Dieu) fait grâce ». Kirstein est un vrai nom de famille allemand ; on trouve aussi l’orthographe Kirschstein, qui évoque la cerise (« die Kirsche ») et la pierre (« der Stein »).
Mais il est bien plus intéressant de relever que le nom viendrait en fait du latin Christianus (Christian), d’où vient le mot « chrétien ». Le prénom Christian peut aussi tenir son étymologie du grec « Khristos » : comme nom propre, c’est le Christ, mais le mot renvoie aussi à l’onction, au sacré et au Messie – c’est même la traduction grecque du mot hébreu qui signifie « Messie ».

Dans L’Attaque des Titans, Jean commence comme un rival d’Eren. Il a des vues sur Mikasa et considère Eren comme un idiot suicidaire. Égoïste, lui aspire à rejoindre les brigades spéciales, dans lesquelles il sera à l’abri. Mais il a aussi un certain respect pour le courage d’Eren, auquel il finit par s’allier lorsqu’il comprend qu’il représente l’espoir de l’humanité. Stimulé par la mort d’un de ses plus proches amis de la Brigade d’entraînement, il devient peu à peu un brillant leader.

Isayama a expliqué dans l’un des guidebooks du manga qu’il a choisi le prénom de Jean pour renvoyer l’image d’un représentant du peuple. En France, il s’agissait du prénom le plus donné aux garçons jusqu’aux années 1950. Il est aussi intéressant de constater la signification doublement religieuse de son patronyme, d’autant plus quand on connaît celle du prénom d’Eren, son rival : en turc, le mot veut dire « Saint ». Mais peut-être faut-il y voir aussi un rapport avec « die Ehre » (« Ehren » au pluriel), qui veut dire « l’honneur » en allemand ?

Historia L'Attaque des TitansAutre personnage de l’œuvre, Christa est d’autant plus importante qu’elle change de nom au cours du récit. Alors que son prénom d’usage vient du latin « Christus », le Christ, elle reprend ensuite son nom de naissance, Historia. En latin et en grec, le mot signifie sans surprise « Histoire ».

Mais en grec, le mot a aussi le sens d’enquête, et même de connaissance acquise par l’enquête. « Histor » désigne celui qui sait, qui connaît. Et les fameuses Histoires d’Hérodote, ou Historiai, ont pour profession de foi d’avoir collecté des interviews, histoires et recherches au cours de ses voyages afin d’empêcher que les traces de ces événements ne soient effacées par le temps, pour préserver les accomplissements remarquables.

Christa/Historia est la reine légitime des murs, l’héritière cachée de la famille royale. C’est cette famille qui a effacé la mémoire des Eldiens de Paradis. La quête de vérité et de savoir est un des motifs fondamentaux de la série, l’aspiration de personnages comme Erwin, qui meurt sans atteindre son but, et d’Hanji Zoe, tous deux prêts à se sacrifier pour cette soif de connaissance comme d’autres pour la liberté.

En passant de Christa à Historia, de la religion à la science, de la croyance à la connaissance, le personnage sort de sa coquille pour devenir reine et surtout rend ainsi la mémoire – et la vérité – à son peuple.

En anglais existe le terme « charactonym », intraduisible car inexistant dans le vocabulaire français. C’est l’équivalent pour les personnages de fiction uniquement de l’aptonyme, un nom qui possède un sens particulier pour la personne qui le porte, souvent en rapport avec l’une de ses caractéristiques. Un cycliste qui s’appelle Velo, un sportif à succès qui s’appelle Champion.
On trouve plusieurs de ces charactonyms dans L’Attaque des Titans, le cas de Christa/Historia en étant un exemple particulièrement représentatif. C’est aussi le cas d’Armin, l’ami d’enfance d’Eren.

Armin est un prénom germanique qui existe réellement. Il a des significations intéressantes dans plusieurs langues, comme le persan où il veut dire « protecteur », mais il vient à l’origine d’Arminius, version latinisée d’Irmin. C’est le nom d’un personnage historique, héros germanique utilisé comme symbole d’unité et de liberté, libérateur des tribus germaniques contre les Saxons et figure du nationalisme allemand.

Depuis l’enfance, Armin rêve d’aller à l’extérieur des murs. Il veut voir la mer et les autres merveilles du monde, que lui décrit un livre qu’il a hérité de ses parents et qu’il doit cacher pour éviter sa destruction, ce genre d’ouvrages étant interdits. Il est d’abord plutôt suiveur : discret, efféminé, physiquement moins bon que ses compagnons, il s’engage dans les bataillons d’exploration parce que c’est là que va Eren. Timide, il a aussi peu confiance en lui. C’est pourtant le personnage qui connaît la plus grande évolution au fil du récit. À la fin de L’Attaque des Titans, on lui a confié le commandement du bataillon d’exploration, il est le héros qui a vaincu la menace d’Eren et il s’est enfin affirmé dans son rôle de génie stratégique. Il est l’un des héros, si ce n’est le héros, de l’œuvre.

Naturellement, son prénom se classe aussi dans la troisième catégorie, celle de la connotation guerrière. Il y rejoint Mikasa, nommée en référence à un cuirassé japonais, ou encore Reiner Braun, dont le prénom vient de Raginheri, nom germanique qui a aussi donné Ragnar en Scandinavie. « Ragin » signifie « conseil », « Heri » désigne l’armée ou le guerrier, et Raginheri était lui aussi un personnage historique, celui-ci un chef Viking au Moyen-Âge. Un nom sans doute approprié pour le détenteur du Titan cuirassé.

Avec L’Attaque des Titans, Hajime Isayama a bouleversé bien des codes. En France, on a d’abord publié son œuvre comme shōnen avant de le reclasser en seinen, type de manga destiné à un public masculin plus âgé que le shōnen. Mais au Japon, de façon surprenante, le lectorat est avant tout… féminin. C’est ce public qui collectionne les tomes et les goodies.

Car Isayama a brouillé les pistes. Il a multiplié les plot twists jusqu’à la toute fin de son manga, dissimulant pourtant des indices depuis le premier chapitre. Pour bien comprendre l’œuvre, il faut aujourd’hui la relire. Ce n’est que maintenant qu’elle est terminée qu’elle se dévoile dans toute l’amplitude de sa complexité, dans toute son ambivalence.

Dans tous ses jeux, aussi. Isayama a manié les mythes et multiplié les grilles de lecture sans jamais dicter sa morale au lecteur. Il ne lui a jamais donné les clefs, et c’est probablement la raison pour laquelle on s’est tant déchiré sur ce qu’il fallait en tirer.

Il s’écoulera vraisemblablement des années avant qu’un autre manga ne s’affirme comme un bouleversement comparable à L’Attaque des Titans. D’ici là, il faudra patienter avec la fin de l’adaptation animée et avec les nouvelles œuvres qu’Isayama a déjà inspirées. Celles qui, sans l’audace de L’Attaque des Titans, ne seraient probablement jamais nées.

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