J’ai une histoire personnelle avec Urgences. C’est la première série TV que j’ai regardée, la première que j’ai suivie. C’est Urgences qui m’a introduite à la série télévisée à proprement parler. Aujourd’hui, et malgré ses quinze saisons, elle reste la seule série que j’ai vue plusieurs fois dans son intégralité, aussi bien en VF qu’en VO.

Urgences n’était pas la première série du genre. Elle n’était pas le premier monument télévisuel médical, mais force est de constater la force de son héritage culturel. Sans Urgences, pas de Dr. House, Grey’s Anatomy, New Amsterdam ou The Resident.

La série a aussi permis de lancer d’importantes carrières, dont celle de George Clooney bien sûr, mais également vu défiler de nombreuses, parfois encore futures, stars : Julianna Margulies ou Angela Bassett par exemple, mais aussi des noms plus incongrus comme ceux de Zac Efron, Lucy Liu, Eva Mendes ou Kirsten Dunst.

🦖 De Jurassic Park à Urgences

À l’origine, Urgences est un projet de cinéma. Deux noms importants y sont attachés : Michael Crichton et Steven Spielberg. C’est Crichton, qui avait fait des études de médecine à Harvard, qui utilisa ses expériences aux urgences pour écrire un scénario dès les années 1970.

Pendant vingt ans, ce scénario resta dans un tiroir. Entretemps, Crichton avait quitté la médecine pour se consacrer entièrement à l’écriture. Et il se mit à travailler sur un tout petit roman dont vous avez peut-être déjà entendu le nom : Jurassic Park.

Au même moment, il fait la rencontre de Steven Spielberg et envisage l’adaptation de son vieux scénario médical. Plus intéressé par son roman en cours d’écriture, Spielberg se tourne vers l’adaptation de Jurassic Park, qui sort en 1993.

Mais après leur collaboration fructueuse, ils travaillent de nouveau ensemble et transforment le film envisagé en un pilote télé. Ils ouvrent ainsi la porte à Urgences, dont la diffusion commence dès 1994. Spielberg en quittera la production au bout d’un an pour la confier à John Wells, qui travaillait pour lui chez Amblin Entertainment.

Casting UrgencesCréée dans les années 1990, Urgences s’inscrit avant tout dans une tendance de l’époque : la série chorale. Elle met en scène un casting de personnages joués par des acteurs globalement peu connus au début de la série.

À Anthony Edwards, surtout connu pour Top Gun, est confié le rôle du Dr. Mark Greene. George Clooney, période pré-Nespresso, joue le pédiatre rebelle Doug Ross. Eriq La Salle incarne le chirurgien Peter Benton. Côté rôles féminins, Julianna Margulies, la future Alicia Florrick de The Good Wife, joue l’infirmière Carol Hathaway, et Sherry Stringfield (NYPD Blue, Under the dome) le Dr. Susan Lewis. Enfin, Noah Wyle (Donnie Darko, Falling Skies) hérite du rôle du jeune étudiant en médecine John Carter.

Aucun ne restera pour les 331 épisodes de la série. Si tous feront au moins un passage dans la dernière saison, c’est Noah Wyle qui incarnera le plus longtemps son personnage à l’écran.

Au fil des années et des saisons, de nombreux soignants et acteurs défileront donc dans Urgences : Maura Tierney (The Affair), Alex Kingston (Doctor Who), Parminder Nagra (Joue-la comme Beckham), John Stamos (La fête à la maison) ou encore Angela Bassett (Tina, Black Panther) parmi beaucoup d’autres.

Avant Urgences, d’autres séries comme St Elsewhere, aussi un drama médical, et NYPD Blue avaient déjà lancé l’explosion des séries chorales. Mais ce casting est aussi une des raisons du succès d’Urgences.

D’abord, c’est à travers ces médecins et infirmiers que la série fait de l’humain. Refusant de s’inscrire dans la tendance des médecins de télévision parfaits qui sauvent tous les patients, Urgences préfère l’innovation et en fait des humains faillibles.

Quand Urgences a débarqué à la télévision, la coutume voulait qu’un drama médical sauve tout le monde. Aujourd’hui, toutes ces séries médicales ont bien admis la règle selon laquelle la mort de patients est une condition sine qua non du réalisme.

Entre 1982 et 1988, St Elsewhere avait commencé à y toucher. Comme elle, Urgences refuse que ses personnages soient des médecins qui sauvent tout le monde et les confronte aux erreurs médicales, à la perte de patients. C’est une condition de la vérisimilitude que la série veut mettre en avant, et c’est en partie ce qui a en fait une série médicale révolutionnaire.

Mais Urgences se sert aussi de ses personnages pour faire du feuilletonnant. Et cela aussi, c’est une évolution importante des séries télévisées des années 1980. Dans Urgences, il n’est plus question du malade de la semaine : à quelques exceptions près, chaque épisode voit plusieurs patients, plusieurs cas. En revanche, les storylines des personnages se déroulent sur plusieurs épisodes et plusieurs saisons.

Urgences, ou le début d’un âge d’or pour les séries médicales

Sur le plan narratif et scénaristique, Urgences tente donc la nouveauté. La série n’a ainsi jamais hésité à s’attaquer à de grandes questions de société ou de santé et a joué un rôle important dans la sensibilisation du public à ces thématiques.

Bien avant Grey’s Anatomy, The Resident ou encore New Amsterdam, Urgences s’est attachée à mettre en avant le racisme, l’homophobie, mais aussi le sida, la guerre en Irak, etc. Elle explore la question de la séropositivité à travers le personnage de Jeannie Boulet, consacre un long pan scénaristique au Darfour grâce aux docteurs Carter et Kovač.

Urgences s’attache aussi à mettre en place un scénario dramatisé, mais toujours crédible. La série se distingue notamment par l’embauche de conseillers praticiens qui relisent les scénarii et d’extras qui sont souvent des vrais médecins ou infirmiers.

Urgences a été l’une des premières séries médicales à prendre la médecine au sérieux, à ne pas en faire qu’un arrière-plan pour son récit. Son approche de la médecine a profondément marqué son public : dans la 2nde moitié des années 90, il n’était pas rare d’aller voir son docteur en faisant référence à un cas vu dans la série. Aujourd’hui encore, Urgences reste une série adorée par… les étudiants en médecine.

Réalisme UrgencesPour appuyer ce réalisme, Urgences reconstitue en studio un vrai étage d’hôpital avec des portes qui ouvrent vraiment sur des salles, des plafonds, etc. C’est le long de ces couloirs et de ces salles que virevolte la caméra d’une réalisation aussi révolutionnaire que les choix narratifs de la série.

Urgences se démarque notamment par sa steadicam signature pour les scènes d’action, une technique empruntée au cinéma, ses longs travellings et ses plans-séquences. Alors que cette technique est peu utilisée à la télévision au début des années 1990, Urgences s’affirme ainsi comme une série radicalement différente de ce qui se faisait à l’époque.

Ces choix esthétiques radicaux empruntent notamment au polar des années 80, mais viennent aussi nourrir l’ambiance que la série veut mettre en avant : le rythme frénétique des urgences, le chaos de l’hôpital. Urgences n’a pas peur de piocher du côté du cinéma, floutant les contours et frontières entre les médias.

Ainsi, Quentin Tarantino lui-même réalise un épisode de la première saison d’Urgences. De grandes stars du cinéma de l’époque viennent faire un caméo ou jouer un personnage secondaire le temps d’un épisode, comme Ewan McGregor qui sortait récemment de Trainspotting.

Le style d’Urgences est probablement l’une des raisons du succès de la série. Regarder Urgences, c’était presque comme voir un film, à une époque où la démarcation entre cinéma et télévision était bien plus forte que maintenant.

Aujourd’hui, certains trouvent Urgences datée. Ce n’est pas que la série a mal vieilli ; au contraire, elle tient toujours bien la route même après plus de 25 ans. C’est plutôt qu’il est difficile de la regarder comme on pouvait la découvrir en 1994. Elle a planté tant de jalons et inspiré tant d’autres séries que ses innovations ne nous paraissent plus révolutionnaires. Et pour cause : on les a vues et revues depuis.

Sur le petit écran, l’influence et l’héritage d’Urgences ont de loin dépassé le seul cadre des séries médicales. Ce n’était pas la première série à prétendre à une telle sophistication visuelle : NYPD Blue, pour ne citer qu’elle, l’a fait aussi. Mais Urgences est probablement allée plus loin qu’aucune autre série et a ainsi ouvert la porte à une nouvelle approche de la réalisation télévisuelle, lançant des techniques que la plupart des séries actuelles ont utilisé à un moment ou un autre.

Son influence visuelle se retrouve chez des séries médicales comme Grey’s Anatomy, mais aussi bien d’autres productions TV : Friday Night Lights, The West Wing, ou encore des séries plus surprenantes comme The Wire, Game of Thrones, Les Soprano. En fait, toutes les séries ayant recouru dans une scène ou l’autre à cette caméra signature, parfois même sans s’en rendre compte, sans savoir.

En tout cas, le public des années 90 ne s’y est pas trompé : la série a été un immense carton, numéro 1 des audiences deux saisons de suite (les saisons 2 et 3 en l’occurrence) et auréolée par 23 Emmy Awards.

🇫🇷 Le succès français d’Urgences

L’héritage et l’influence d’Urgences sont allés bien au-delà des États-Unis. Si la série a clairement laissé sa marque dans le paysage télévisé américain, elle a également été un succès à l’étranger.
On l’a dit : Urgences n’était pas la première série médicale à succès. Medical Center et St Elsewhere étaient déjà passées par-là. Mais la télévision française ne s’y était guère intéressée, notamment parce qu’elle était quelque peu découragée par l’ordre des médecins de diffuser ces séries.

En France, la première saison a débarqué sur France 2 le jeudi soir. C’était en 1996. La série est un tel succès que France 2 enchaîne avec la saison 2. Urgences ne quittera France 2 qu’en août 2010, au terme de la quinzième et dernière saison. Depuis, elle n’a cessé d’être rediffusée, d’abord sur France 4, aujourd’hui sur HD1.

Diffusion Urgences FranceMais la série n’est pas restée sur le créneau du jeudi soir très longtemps. Urgences a été l’un des tout premiers cartons de série télévisée en France et a réussi l’exploit de remplacer le célèbre film du dimanche soir.

À l’époque, TF1 ne s’était pas positionnée pour acheter les droits d’Urgences, justement parce que les séries médicales n’étaient pas en vogue dans l’Hexagone. En achetant Urgences, France 2 tentait un véritable coup de poker. La chaîne en fait ainsi la première série américaine diffusée en prime time sur le service public. TF1 a dû s’en mordre les doigts ; depuis, la chaîne n’a laissé passer aucune série médicale : ni Grey’s Anatomy, ni Dr. House, ni The Resident, ni New Amsterdam, et pas même Good doctor.

Il a fallu pourtant attendre le printemps dernier pour qu’Urgences parte enfin à la conquête de la VOD. Depuis le mois d’avril, l’intégralité de la série est disponible sur Salto. Oui, Urgences a vieilli. Elle reste avant tout la série d’une génération, celle qui regardait la télévision dans la seconde moitié des années 90 et le début des années 2000. Mais elle reste aussi un phénomène télévisuel comme il n’y en a pas eu beaucoup à l’époque, ni aux États-Unis où elle réunissait plus de 30 millions de téléspectateurs au moment de ses troisième et quatrième saisons, ni en France où elle a marqué le début du déferlement des séries américaines – et pas seulement médicales.

Urgences reste aussi une série qui a osé. Parmi ses innovations techniques, on peut notamment citer son fameux épisode en direct, le premier de la saison 4. L’épisode a été tourné et diffusé en direct deux fois : une fois pour la côte Est, une pour la côte Ouest. Dans l’Hexagone, France 2 diffusa lui aussi l’épisode en direct, à 4 heures du matin.

En son temps, rien n’arrêtait Urgences. Elle a ouvert l’âge d’or du drama médical, mais aussi laissé à la télévision toute entière un puissant héritage. La grande majorité des séries télévisées des vingt ou vingt-cinq dernières années seraient radicalement différentes si Urgences n’était pas passée par-là. D’une façon ou d’une autre, toutes lui doivent quelque chose. Et pour le meilleur comme pour le pire, Urgences a révolutionné le paysage audiovisuel avant, doucement, de s’éclipser derrière les graines qu’elle avait plantées.