Incontournable space opera vidéoludique, Mass Effect est aujourd’hui une licence qui comprend non seulement une trilogie (2007-2012), mais aussi un quatrième jeu et un grand univers transmédiatique (film d’animation, comics, romans, etc.).

La série, notamment la trilogie originale, a été influencée par de grandes œuvres de la science-fiction : on y trouve du Star Trek, un peu d’Asimov et beaucoup de Lovecraft, du cinéma…

On y trouve aussi de nombreuses références religieuses, ainsi que de grands concepts et thématiques chers à la science-fiction. Mass Effect propose un univers poussé, réfléchi durant une année entière avant d’attaquer la conception du jeu lui-même, qui se dévoile au joueur petit à petit.

D’abord d’apparence très idyllique, rappelant beaucoup la Fédération de Star Trek et certaines de ses valeurs les plus optimistes, cet univers s’assombrit rapidement à mesure que se dévoilent ses préjugés, ses imperfections et, surtout, sa grande menace.

🪐 Les débuts utopiques de Mass Effect

Lorsque Mass Effect sort en 2007, ses joueurs se retrouvent soudain propulsés commandant d’un vaisseau spatial, le Normandy, à bord duquel ils peuvent explorer la Voie Lactée. Au cours de cette exploration, ils auront notamment l’occasion de passer par un système au nom évocateur : Utopia.

Eden Prime Mass EffectToutes les planètes de ce système sont nommées en suivant la même thématique : on y trouve ainsi Eden Prime, la seule que visitera réellement le joueur, Arcadia, Zion, Nirvana et Xanadu.

C’est là que commence l’histoire de Mass Effect, car Eden Prime est la première planète visitée par le personnage de Shepard, avatar du joueur. Nous sommes au XXIIème siècle, en 2183, dans un futur où l’Homme a découvert sur Mars une technologie lui permettant de voyager plus vite que la lumière.

Grâce à cela, la galaxie tout entière lui est ouverte. Il se fait peu à peu sa place sur l’échiquier politique de la galaxie, au côté de nouvelles espèces plus ou moins androïdes. Quand le joueur débarque dans l’univers de Mass Effect, trente-cinq ans se sont écoulés depuis cette découverte sur Mars. Il arrive in medias res, dans un monde qui ne l’a pas attendu pour exister, sur un vaisseau qui ne l’a pas attendu pour décoller.

Et ses premiers pas sur la terre ferme – mais pas la Terre elle-même – auront donc lieu sur Eden Prime. Après une brève introduction sur le Normandy, c’est cette planète qui sert de prologue et de tutoriel au joueur. C’est là qu’il découvrira ce nouvel univers que la science-fiction a rendu possible.

S’il creuse un peu les informations que le jeu lui offre, le joueur peut vite en savoir un peu plus sur Eden Prime. Il s’agit d’une planète idyllique où la vie humaine a pu s’épanouir. Une planète fertile où vivent désormais près de quatre millions d’êtres humains. Une planète, aussi, qui fut l’une des premières colonies humaines lorsque l’humanité commença à tremper l’orteil bien au-delà de l’espace familier qui entoure sa planète natale.

Jardin d'EdenÉvidemment, le nom de cette planète n’est pas un hasard. C’est naturellement une référence à l’Éden, le jardin paradisiaque où vivent Adam et Ève dans la Genèse. Une référence qui s’explique avant tout par le caractère idyllique de cette nouvelle planète où l’Homme peut respirer et marcher comme sur Terre, où l’herbe est verte et le sol fertile, où une colonie agraire prospère s’établit et se développe rapidement.

Mais cette planète, on ne la nommera pas seulement Eden. On l’appellera aussi Prime, du latin « primus », « premier », peut-être porté par l’espoir qu’il ne s’agira que de la première de ce genre. Le premier Éden spatial. Et Eden Prime devient le symbole de ce que l’humanité est capable de réussir au sein de la communauté interstellaire : une colonie florissante sur une planète paradisiaque.

On le sait : l’histoire d’Adam et Ève ne tourne pas très bien. Le couple finit par être chassé de l’Éden après avoir goûté au fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. C’est le péché originel, la première faute de l’Homme.

Sur Eden Prime aussi, les choses tournent mal. Si la planète semble effectivement idyllique au premier abord, Shepard y trébuche rapidement sur des cadavres. Eden Prime a été attaqué par les Geths, une race synthétique. La planète est ravagée, la colonie fumante.

C’est là, parmi les décombres, que Shepard aura son propre arbre de la connaissance. En l’occurrence, ce sera une balise laissée par les Prothéens, une espèce disparue depuis 50 000 ans mais dont la civilisation fascine les archéologues galactiques.

Quand il s’en approche, Shepard reçoit une vision confuse qui lui annonce en fait l’arrivée prochaine des Moissonneurs, une race de machines qui revient de façon cyclique pour éradiquer les espèces développées de la Voie Lactée. Ce sont eux qui seraient à l’origine de la mystérieuse disparition des Prothéens, alors à l’apogée de leur civilisation.

Citadelle Mass EffectC’est inconscient que Shepard quitte Eden Prime et Utopia, le Normandy prenant alors le chemin de la Citadelle, une sorte de station-spatiale gigantesque dont la construction est attribuée aux Prothéens et qui se trouve aujourd’hui au cœur de la communauté galactique, accueillant notamment ses institutions.

Dans un précédent article sur Mass Effect, j’évoquais déjà les références bibliques de la saga. Eden Prime en est une, évidemment. Mais les débuts de Shepard, et du joueur avec lui bien sûr, sur cette planète au nom si important ne sont évidemment pas anodins.

La science-fiction n’est pas toujours un genre très optimiste. Elle aime ses dystopies et ses mondes post-apocalyptiques. Il faut dire que la science-fiction est aussi un genre qui se prête à merveille à la critique, permettant à ses auteurs de porter un regard acéré sur les problèmes de notre temps.

Mais parfois, la science-fiction a envie de rêver à des futurs meilleurs. Elle crée des Star Trek. Elle crée des utopies.

Avec Mass Effect, le joueur est littéralement projeté dans une utopie dès le début du jeu : ce sera Utopia et ses planètes qui font toutes référence à des lieux idylliques. Il y aura l’Éden. Il y aura Arcadia, cette région de la Grèce considérée comme la patrie de Pan et représentée comme un pays à la nature harmonieuse, symbole d’un âge d’or bucolique et d’une terre mythique et idéale.

Il y aura Zion, qu’on retrouve dans Matrix et qui désigne la Terre Promise. Il y aura Nirvana, ce concept de l’hindouisme et du bouddhisme, cet Éveil si difficile à décrire. Il y aura, enfin, Xanadu, devenu une métaphore pour un lieu idyllique depuis la publication au XIXème siècle de Kubla Khan, un poème écrit par Samuel Taylor Coleridge (sous l’influence de l’opium, pour l’anecdote).

Et même si Eden Prime finit en carnage, ni Shepard ni le joueur n’ont vraiment envie de renoncer tout de suite à cette utopie. D’abord littérale puisqu’elle donne son nom au système où se trouve le Normandy, elle montre peu à peu ses couleurs sociales à la Citadelle.

🛰️ L’utopie de Mass Effect : le rôle de la Citadelle

Par définition, rappelons-le tout de même, une utopie est une société idéale. À l’origine, l’utopie est un genre littéraire inventé par Thomas More au XVIème siècle, quand il publie un livre en latin qu’on connaît aujourd’hui sous le titre L’Utopie. Selon les représentations, elle peut avoir un régime idyllique ou une société parfaite, et montre souvent des individus qui vivent en harmonie.

Après la désillusion d’Eden Prime, Shepard atterrit à la Citadelle. Le joueur découvre alors la station imaginée par Casey Hudson, le concepteur de Mass Effect, et son équipe. C’est le cœur de la communauté galactique ; c’est sa capitale politique, économique et culturelle.

Conseil Mass EffectC’est notamment là que se trouvent les ambassades des différentes espèces et que siège le Conseil, l’institution exécutive de la galaxie. Plus de 13 millions d’aliens et d’humains vivent là, mélangés dans un grand melting pot galactique.

Accompagné par deux coéquipiers, le joueur a l’occasion d’arpenter la Citadelle en long, en large et en travers. Et comme les personnages eux-mêmes, il est forcément frappé par le caractère incroyable et extraordinaire de la station.

Tout au long de la saga Mass Effect, la Citadelle est un lieu fantastique qui a fait rêver les joueurs du monde entier. Et pour cause. La Citadelle est l’un des emblèmes de tout ce qui a fait l’esprit de Mass Effect.

Imaginez un peu : une gigantesque station-spatiale où cohabitent pacifiquement et en parfaite harmonie des dizaines d’espèces venues des quatre coins de la galaxie, avec leurs propres culture, histoire, religion.

Le Conseil préside tout ce petit monde. Il est composé de représentants des espèces les plus anciennes sur l’échiquier galactique : les Asari, les Turiens et les Galariens. Ce sont eux qui ont atteint la Citadelle en premier, plusieurs milliers d’années avant l’humanité. Les autres espèces ont un ambassadeur qui les représente auprès du Conseil.

À petite échelle, le Conseil est un prolongement de cette galaxie capable de cohabiter en paix. Ce sont ces trois espèces, pourtant si différentes, qui travaillent ensemble pour prendre les décisions. Un mélange fondamental pour prendre en compte dans leur politique les intérêts de toutes ces espèces.

Syd MeadLa Citadelle est idyllique jusque dans son être, dans son architecture. Elle est notamment inspirée des travaux de Syd Mead, designer connu pour avoir travaillé sur Blade Runner, Tron, Aliens ou encore le premier film Star Trek. L’homme n’est donc pas vraiment étranger à la science-fiction et s’est largement distingué pour ses concepts néofuturistes.

Derek Watts, le directeur artistique de Mass Effect, n’a jamais caché que les lignes de Syd Mead ont été une inspiration capitale pour son équipe. Et il suffit de regarder les designs de Mead pour voir l’hommage que lui rend la Citadelle.

En la visitant à pied, le joueur peut admirer ses jardins et ses fontaines, mais aussi ses buildings et ses lumières. Surtout, il y croisera des aliens plus différents les uns que les autres, découvrant ici la religion de l’un, là la culture d’un autre. On lui parlera des Porte-Flammes et de la version elcor de Hamlet. Il y verra des aliens bipèdes, des aliens qui ressemblent à de la gelée rose fluo, des aliens qui lui feront penser à une taupe, des aliens qui lui rappelleront plutôt un éléphant sans trompe.

Confronté à cette communauté galactique, le joueur peut presque oublier Eden Prime. La Citadelle est l’incarnation parfaite d’une société futuriste idéale et utopique. Seulement, comme Eden Prime, cette utopie ne fait pas long feu.

Tout au long de la trilogie, Mass Effect n’aura de cesse de faire éclater les préjugés du joueur par le biais du personnage de Shepard, de ses rencontres et de ses aventures. Rapidement, la Citadelle se révèle être un beau vernis qui cache de profondes imperfections.

Vue Citadelle Mass EffectLe beau melting pot galactique n’échappe malheureusement pas au racisme : les Quariens, peuple nomade exilé de sa planète natale depuis la rébellion des Geths qu’il a créés, sont vus comme des voleurs. Les humains, encore tout jeunes sur l’échiquier galactique, sont à la fois victimes de ce genre de préjugés et eux-mêmes parfois xénophobes à l’encontre de leurs nouveaux voisins.

Ainsi, ils n’ont par exemple pas encore vraiment pardonné la Guerre du Premier contact aux Turiens, la première espèce qu’ils ont rencontrée quand ils se sont lancés dans l’exploration de la galaxie. Le parti politique humain Terra Firma comme le groupe Cerberus, humain lui aussi, sont tous deux animés par une volonté de suprématie de l’humanité.

Bientôt, Shepard sera confronté à une lourde tâche : unir tous ces peuples très différents derrière une cause commune pour affronter les Moissonneurs. Malheureusement, ce qui pourrait s’avérer le sauvetage de cette utopie que le début du jeu semblait promettre se révèle tourner vite à l’Apocalypse à son tour.

💥 Les Moissonneurs, l’Apocalypse sauce Mass Effect

Comme l’Éden, l’Apocalypse trouve ses origines dans la Bible. Si on pense aujourd’hui avant tout à l’apocalypse comme la fin du monde, généralement provoquée par une catastrophe spectaculaire, c’est parce que la Bible est d’abord passée par-là.

Dans le Livre de la Révélation, dernier livre du Nouveau Testament, l’auteur décrit plusieurs visions annonçant le châtiment du monde pour délivrer le peuple du Christ. Dans Mass Effect aussi, l’Apocalypse commence par une vision. C’est celle que reçoit Shepard sur Eden Prime. C’est sa Révélation à lui.

Vision Mass Effect

Ici, les Anges furieux de l’Apocalypse seront les Moissonneurs. Les châtiments des impies, qui refusent de croire les mises en garde de Shepard, seront les Geths, les Récolteurs de Mass Effect 2, puis les Moissonneurs eux-mêmes.

Il faut attendre Mass Effect 3 pour véritablement voir s’abattre cette Apocalypse annoncée depuis le début de Mass Effect. Le prologue du troisième jeu se déroule sur Terre, où les Moissonneurs attaquent. Rapidement, la Terre est ravagée. Les Moissonneurs descendent du ciel vers la Terre comme des Anges revanchards ou des Cavaliers de l’Apocalypse.

En anglais, les Moissonneurs s’appellent « Reapers », un terme qu’on peut effectivement traduire par l’idée de moisson (« moissonneuse » se traduit bien par « reaper »), mais qu’on connaît aussi pour être le nom de la Faucheuse : « the Grim Reaper ».

Mass Effect 3 ApocalypseEt c’est bien la mort qu’incarnent les Moissonneurs quand ils s’abattent sur la galaxie. Ils sont là pour se livrer à une extinction de masse pour ne laisser que des espèces qui n’ont pas encore développé la technologie qui leur permet de voyager dans la galaxie, des espèces qui ne sont peut-être pour le moment que des petits poissons mais à qui, un jour, il poussera des jambes, jusqu’à ce qu’ils rêvent à leur tour des étoiles et construisent leur propre vaisseau.

Dans le prologue de Mass Effect 3, le joueur vit le début de cette Apocalypse en voyant les ravages de l’attaque des Moissonneurs sur la Terre. Il passera le reste du jeu à tenter d’unifier la galaxie pour se battre contre eux, et c’est de nouveau sur Terre qu’aura lieu cette dernière bataille.

Mais elle commence d’abord dans les cieux, au-dessus de la Terre, rappelant peut-être la guerre des Anges qui fait partie de l’Apocalypse biblique et voit là aussi un affrontement final dans le ciel.

Dans la Bible, Satan est précipité sur la Terre lors de cette bataille. Et dans Mass Effect, le combat se poursuit effectivement sur Terre, dans un Londres apocalyptique. La capitale anglaise est dévastée par les Moissonneurs, triste écho à l’ouverture du jeu.

Mais pour finalement accéder aux multiples fins du jeu, que je ne spoilerai pas ici, il faut cependant que Shepard retourne sur la Citadelle.

Là, la boucle est bouclée. La Citadelle était le premier lieu où se rendait le joueur après le prologue d’Eden Prime, c’était l’utopie galactique qui allait bientôt se fissurer jusqu’à se fracasser totalement à mesure que la galaxie était mise à feu et à sang. En un sens, il est logique que ce soit aussi là que se termine l’Apocalypse.

Normandy Mass EffectÀ la toute fin du Livre de la Révélation vient un nouveau monde pour remplacer le précédent, ravagé. Une nouvelle Jérusalem descend du ciel. Dans Mass Effect, le Normandy échoue sur une planète inconnue mais d’apparence luxuriante.

Peut-être est-ce là, en fait, que la boucle est vraiment bouclée. Peut-être est-ce dans cet écho à Eden Prime, dans ce retour à l’utopie qui n’avait pas réussi à être. Le thème, en tout cas, est resté cher aux équipes de Mass Effect, car il fera son grand retour dans le quatrième jeu de la licence.

Dans Mass Effect Andromeda, l’action aura lieu plus de six-cents ans plus tard dans une autre galaxie, celle d’Andromède. De grands vaisseaux qui ne sont pas sans rappeler l’Arche de Noé y ont été envoyés entre Mass Effect 2 et Mass Effect 3. À leur bord, des humains et aliens en quête de leur propre Éden : une planète où il fera bon s’installer, un endroit pour les accueillir et créer une nouvelle société. Une nouvelle utopie ?