Attention ! Cet article contient des spoilers sur la fin de L’Attaque des Titans !

Début avril 2021 s’est achevé le manga L’Attaque des Titans. Diffusée depuis 2013, la série animée lancée par Wit Studio et reprise par MAPPA adaptera l’arc final du manga à l’hiver 2022, mettant un terme à une œuvre qui aura duré douze ans. Au cours de ces années, L’Attaque des Titans s’est affirmé comme le poids lourd du manga des années 2010, succédant à ceux qu’on appelle les Big Three One Piece, Naruto et Bleach, énormes succès des années 2000.

Comme eux, le manga d’Hajime Isayama est devenu un pan mainstream de la pop culture. En France, il a vendu plus de 3,5 millions de volumes. Diffusée non seulement par les services de streaming spécialisés dans l’anime comme Crunchyroll et Wakanim, la série a même obtenu les faveurs de Netflix, contribuant à asseoir sa place dans l’animation japonaise, et de France 4. L’Attaque des Titans a ainsi réussi à séduire même les non-amateurs de manga et d’anime. Un peu comme Naruto, même ceux qui ne lisent guère de manga en ont forcément au moins entendu parler.

De Goya à L’Attaque des Titans

Isayama savait-il, en lançant son manga, qu’il atteindrait de tels sommets ? Tout jeune mangaka – il est né en 1986 – il proposait là sa première série. Elle faisait déjà exception. D’abord refusée par l’éditeur Shūeisha, dont l’hebdomadaire Weekly Shōnen Jump a notamment publié les Big Three, elle fut finalement acceptée par son concurrent, Kōdansha. L’éditeur en fit l’œuvre phare du lancement de son magazine mensuel, Bessatsu Shōnen Magazine.

La raison de ce refus ? Le dessin. Le style d’Isayama, particulier il est vrai, n’a pas convaincu la Shūeisha et ne correspondait pas à sa ligne éditoriale. Refusant de changer son trait, le mangaka est donc tout simplement allé voir ailleurs.

Ce dessin, c’est une autre des particularités de L’Attaque des Titans. Jugé laid bien qu’il se soit amélioré au fil des années et des tomes, il ne correspond en tout cas certainement pas au style classique des shōnen, ces mangas d’action généralement destinés à un public jeune et masculin. Pourtant, il donne aussi au manga son ton si spécial, son atmosphère horrifique.

Et quelle atmosphère ! À parcours atypique et dessin original, synopsis unique. Hajime Isayama met en scène un univers comme on n’en trouve guère d’autre dans le manga. C’est à la fois une dystopie, de la dark fantasy et un monde aux accents steampunk. L’Attaque des Titans raconte ainsi l’histoire d’une humanité assiégée, repliée derrière un système de murs pour se protéger des Titans, gigantesques créatures humanoïdes qui ont presque éradiqué l’espace humaine.

Eren Mikasa L'Attaque des TitansC’est derrière ces murs que grandit Eren Jäger. C’est un enfant rêveur et révolté : il s’insurge de vivre ainsi comme du bétail et n’aspire qu’à intégrer les fameux bataillons d’exploration, branche de l’armée qui sort des murs pour explorer le monde extérieur – généralement au prix de nombreuses vies. Puis un jour, tout bascule : des Titans apparemment pourvus d’intelligence attaquent et détruisent le mur derrière lequel vit Eren.

Après avoir vu sa mère dévorée sous ses yeux, Eren fait une promesse : il jure qu’il exterminera tous les Titans. Il s’engage alors dans l’armée avec ses amis d’enfance, Mikasa Ackerman et Armin Arlert. Durant trois ans, au côté d’autres adolescents de son âge, il sera formé à se battre, à tuer du titan et surtout à utiliser l’équipement de manœuvre tridimensionnelle, le seul recours pour lutter contre des créatures qui dépassent les humains de plusieurs mètres et n’ont pour seul point faible qu’une zone située à la base du cou.

Pour créer ces Titans et cet univers, Hajime Isayama s’est en partie inspiré de sa propre vie. Issu lui-même d’une famille de fermiers, il a grandi dans les montagnes et rêvait, comme Eren, du monde qui se trouvait au-delà. Plus tard, ayant commencé sa vie professionnelle, il a été confronté à un ivrogne dans le cybercafé où il travaillait. C’est la peur de cette confrontation, la terreur et l’impuissance qu’il a ressenties alors, qui ont fait germer l’idée des Titans. Ceux-ci ont surtout la particularité d’être des monstres comme on n’en avait jamais vus auparavant, ce qui explique en partie le succès du manga.

Certes, ils ont quelque chose qui rappelle un peu le zombie : ce sont des créatures humanoïdes, dépourvues d’intelligence et guidées par la violence. Les Titans ne tuent pas pour se nourrir, leur système digestif étant d’ailleurs rudimentaire. Ils tuent par instinct, peut-être même par plaisir. Mais ils ont quelque chose de plus terrifiant encore que les zombies : immenses, ils ont des traits exagérés, mais aussi des corps nus, dépourvus d’organes génitaux et parfois difformes. La taille de leurs membres n’est pas toujours cohérente : grosse tête, petits bras, grand nez… Ils ont généralement de larges sourires, cruels et bêtes, qu’un autre trait que celui d’Isayama n’aurait pas pu rendre aussi féroces, aussi cauchemardesques.

Saturne dévorant un de ses filsL’exceptionnelle esthétique de ces Titans, Isayama la puise aussi du côté d’un artiste européen : Francisco de Goya. Ce peintre espagnol a vécu l’horreur de la guerre d’indépendance et l’instabilité politique des années 1820 en Espagne. Lui-même se remet d’une douloureuse et difficile maladie. Désormais âgé de plus de soixante-dix ans, il est confronté à l’aigreur de la guerre civile et à sa propre déchéance physique. Et sur les murs de la maison qu’il a achetée près de Madrid, il peint ce qu’on appelle les Peintures Noires, une série de fresques à la peinture à l’huile qui compte notamment Saturne dévorant un de ses fils.

Ce tableau, aujourd’hui transféré sur toile et exposé à Madrid, représente donc Saturne, l’équivalent romain de Cronos, en train de dévorer son fils adolescent. La tête et le bras droit ont déjà été mangés par Saturne, qui s’apprête à avaler ce qu’il reste du bras gauche. Les yeux écarquillés et la bouche grand ouverte, il se détache sur un fond obscur.

C’est cette fresque horrifique, peinte qui plus est dans un contexte de guerre civile, qui a en partie inspiré l’allure des Titans d’Isayama. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois qu’elle parvenait jusqu’aux mangas japonais : on la trouve aussi dans une autre œuvre bien connue, HunterxHunter.

L’Histoire japonaise, présente en pointillés

Goya est loin d’être la seule influence européenne d’Hajime Isayama. L’Attaque des Titans ne se déroule d’ailleurs pas au Japon. Le mangaka a préféré opter pour un univers dont l’architecture rappelle plutôt l’Europe médiévale, en particulier l’Allemagne. Dans une interview sur la chaîne japonaise NHK en 2018, Isayama a notamment cité la ville bavaroise de Nördlingen, qui a conservé son apparence médiévale et est entourée par… un mur.

Les maisons de Shiganshina, le district où a grandi Eren, rappellent clairement l’époque préindustrielle d’Europe centrale. Ce sont des maisons à colombages comme on peut encore en trouver en Alsace ou en Allemagne. Plus à l’intérieur des murs, où les quartiers sont plus riches, l’architecture de L’Attaque des Titans est en pierre et davantage romane. Elle évoque cependant encore l’Europe centrale. Plus tard dans le manga, Eren est caché dans un château qui est lui aussi clairement européen, même s’il fait plus Renaissance que Moyen-Âge.

Non pas, bien sûr, qu’Isayama ait totalement ignoré l’Histoire du Japon. Derrière certains parallèles évidents avec l’Histoire européenne, d’autres, plus ou moins discrets, renvoient directement au passé japonais.

Le cas emblématique est celui du personnage de Dot Pixis, connu pour avoir été à l’origine de vives critiques et d’un backlash à l’encontre d’Hajime Isayama. En 2010, le mangaka a avoué avoir pris pour modèle un personnage historique réel, celui d’Akiyama Yoshifuru. C’était un général japonais de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Il a participé à plusieurs guerres du Japon, notamment en Chine et en Corée, où l’armée japonaise s’est rendue coupable de nombreuses exactions. Yoshifuru y a-t-il participé ? En a-t-il été complice ? Peu importe : cette inspiration a massivement déplu à certains lecteurs, et non-lecteurs d’ailleurs, de L’Attaque des Titans. Elle a même valu à Isayama d’être qualifié de fasciste et de recevoir des menaces de mort.

Mais le général Yoshifuru est avant tout un héros japonais, considéré pour être le père de la cavalerie japonaise moderne. Au Japon, il a inspiré un roman et son adaptation en série télévisée. Et comme d’autres pans peut-être peu glorieux de l’Histoire japonaise, il a influencé Isayama.

Ces pans peu glorieux, ce sont notamment des thématiques d’impérialisme, de nationalisme et de militarisme. L’Attaque des Titans est pleine d’une esthétique militaire qu’il n’est pas difficile de renvoyer à l’Histoire du Japon. Le pays est notamment passé par une douloureuse phase d’unification, de guerres civiles puis de totalitarisme avant la Seconde Guerre mondiale.

La société où vit Eren est militaire. Le siège des Titans a servi d’argument au gouvernement totalitaire qui les utilise, eux et leur oppression, pour justifier la militarisation de la société. Derrière les murs, on est principalement fermier ou soldat. L’armée compte trois corps : la garnison, chargée des murs, le bataillon d’exploration, qui part à l’extérieur, et les brigades spéciales, qui sont en fait une police militaire chargée de maintenir le calme, la paix et loi à l’intérieur des murs. La police même est donc confondue avec l’armée, ce qui n’est pas sans rappeler l’une des caractéristiques d’un État totalitaire.

Et l’imaginaire martial est prégnant : l’armée salue avec le poing sur le cœur, ce fameux « sasageyo » qui appelle au sacrifice de son cœur. Le motif du sacrifice pour la patrie, d’ailleurs, traverse tout le manga. C’est une forme de patriotisme presque nationaliste que ce culte du sacrifice. On glorifie les morts jusqu’à la toute fin du manga, dans l’idée que leur sacrifice ne sera pas vain. C’est l’une des grandes questions de l’œuvre, parsemée de tant de décès qu’on l’a comparée avec Game of Thrones : cette mort aura-t-elle été utile ? Ou ce soldat sera-t-il mort pour rien ? Pour la patrie, pour la victoire sur les Titans, ces tout jeunes gens – Eren a quinze ans lorsqu’il rejoint l’armée – ne sont pas seulement prêts à se sacrifier eux-mêmes, à sacrifier leur vie et leur corps : ils sont prêts à sacrifier aussi leur humanité.

Sur ce point, on sent peut-être un écho des kamikazes, ces pilotes japonais envoyés en mission-suicide lors de la Seconde Guerre mondiale. Avec ce parallèle supplémentaire que ceux que l’Histoire a retenus comme des fanatiques n’en étaient pas toujours : souvent, il s’agissait de (très) jeunes soldats envoyés au casse-pipe contre leur gré. Confrontés à la violence et à la mort, à la dure réalité du combat, Eren et ses camarades n’ont plus rien de la fanfaronnade qu’ils pouvaient afficher au début de leur entraînement. Les voilà tremblants, terrifiés, traumatisés et vomissant tripes et boyaux. Regrettant brusquement leur engagement.

C’est là tout le côté critique d’Isayama : loin de glorifier le nationalisme de cette société fasciste, le mangaka montre même le contraire. Car c’est généralement dans ces moments glorieux de sacrifice et de patriotisme exacerbé qu’une mort brutale, violente et inutile vient rappeler la réalité de la guerre. Au début du manga, Isayama n’hésite pas à faire mourir son personnage principal, dans un extraordinaire plot twist. Saisi en pleine action héroïque et lancé sur sa résolution d’exterminer tous les Titans, Eren se fait arracher une jambe et un bras avant de se faire gober par un Titan. Et voilà pour ta peine.

Les parallèles avec l’Histoire européenne

Moins bien connue du lectorat international et peut-être plus discrète dans l’œuvre, l’Histoire japonaise qui a inspiré l’auteur a semble-t-il moins sauté aux yeux que les parallèles plus évidents avec l’Europe.

Parmi ceux-ci, la comparaison filée avec la Seconde Guerre mondiale – encore elle ! – a fait couler beaucoup d’encre. C’est même en grande partie à cause d’elle que d’aucuns ont accusé L’Attaque des Titans d’être un manga d’extrême-droite.

Dans la seconde partie de l’œuvre, qui correspond à la troisième saison de l’anime, Eren et ses compagnons découvrent que leur bastion n’a jamais été tout ce qu’il restait de l’humanité. Contrairement à ce qu’ils croyaient, il reste bien un monde au-dehors. Leur société se trouve en fait sur une île, Paradis. Immédiatement de l’autre côté de la mer se trouve Mahr, une Nation jadis assujettie par la supériorité militaire des Eldiens. Pour conquérir Mahr, ce peuple a pu s’appuyer sur une puissance sans commune mesure : celle des Titans.

Eldia était alors gouvernée par le roi Fritz, dont la femme Ymir possédait le pouvoir des Titans. À sa mort, ce pouvoir fut divisé en neuf et donna lieu aux neuf Titans primordiaux, qui ont continué jusqu’à la génération d’Eren à passer d’Eldien en Eldien, seul peuple capable de recevoir le pouvoir des Titans.

Finalement, Mahr se souleva et parvint à récupérer sept des neufs Titans. Le 145e roi d’Eldia, nommé Karl Fritz comme son illustre ancêtre, renonça alors à se battre et se retira sur l’île de Paradis, où il utilisa son pouvoir pour construire les trois murs, bâtis à partir de Titans colossaux solidifiés. Et pour préserver la paix, il jura de lancer ces Titans à l’assaut si Mahr osait s’en prendre à son île.

Après ces révélations, Isayama a tenté un pari risqué : changer totalement l’environnement de son manga et ouvrir son arc suivant à Mahr même. C’est ce qui a également ouvert la quatrième et dernière saison de l’anime, permettant notamment d’introduire une nouvelle brochette de personnages et d’apporter un peu plus de contexte à ce peuple Eldien.

Lorsque la narration se déplace à Mahr, on y découvre qu’il reste en fait des Eldiens, abandonnés là par leur roi et que les Mahrs ont parqués dans ce qui ressemble fort à des ghettos. Ils y vivent séparés du peuple Mahr, surveillés par l’armée, relégués à un rang de sous-citoyens et identifiés par un brassard de couleur qu’ils portent sur le bras.

Ghettos L'Attaque des TitansIl est naturellement difficile d’ignorer la comparaison qui se dessine : celle, bien sûr, du peuple juif. Ces brassards rappellent évidemment l’étoile portée par les Juifs, les camps d’internement font écho aux ghettos juifs, et les Eldiens ne peuvent aspirer aux postes à responsabilité. On se trouve là face à un cas emblématique de ségrégation ethnique, où tout contrevenant est passible de la peine de mort et où le racisme ambiant assimile les Eldiens à des démons.

Ce n’est même pas là le seul parallèle avec l’Histoire juive. Plus tard dans le manga, le personnage de Sieg Jäger, demi-frère d’Eren qui a grandi à Mahr, a un plan pour lever la malédiction du pouvoir des Titans : stériliser l’ensemble du peuple Eldien. C’est ce qu’on appelle de l’eugénisme, concept qui désigne la sélection génétique au sein d’une population. La stérilisation fait partie des méthodes eugéniques les plus fréquentes et a notamment été pratiquée par le régime nazi, qui a ainsi stérilisé plusieurs centaines de milliers de malades mentaux et a largement expérimenté sur la stérilisation de masse, notamment dans les tristement célèbres camps d’Auschwitz et de Ravensbrück.

Mais faut-il pourtant déclarer sans hésitation, comme certains l’ont fait, que les Eldiens sont clairement les Juifs et que L’Attaque des Titans est une apologie du fascisme ? Loin de là, évidemment. D’abord, parce que s’il est vrai que le parallèle se fait facilement, il n’est pas la seule grille de lecture possible. Les Juifs n’ont malheureusement pas été les seules victimes de ségrégation raciale au cours de l’Histoire – même durant le seul XXe siècle. On peut citer le cas de l’Apartheid, pendant lequel les populations indiennes, métisses et noires ont été massivement reléguées dans les townships, quartiers pauvres construits en périphérie des villes. Ils ont de nombreux points communs avec les ghettos juifs, et par conséquent avec les camps d’internement de Mahr. Mais il faut aussi citer un exemple japonais, qui a très bien pu inspirer directement Isayama : celui de l’internement, toujours dans des camps, des Japonais aux États-Unis.

Après Pearl Harbor, le Président Roosevelt autorisa en 1942 une mesure qui visait à interner les citoyens d’origine japonaise, y compris ceux qui avaient été naturalisés et étaient donc, de fait, Américains. Obligés d’abandonner leur propriété et souvent leur travail pour rejoindre de force ces camps de relogement, ces Japonais ou Américains d’origine nippone ont vécu là plusieurs années dans des conditions exécrables, massés dans des dortoirs ou des étables.

Quant à savoir si L’Attaque des Titans fait l’apologie de ce qu’il décrit… Incontestablement, Hajime Isayama a créé deux gouvernements autoritaires : ni l’île de Paradis ni Mahr n’y échappent. C’est l’une des forces du manga : refuser le manichéisme et la simplicité d’un combat entre gentils et méchants. Au début de l’œuvre, on pense pourtant assister à la lutte entre les héros du bataillon d’exploration contre les Titans. Rien n’est moins vrai.

L’introduction de Mahr permet à Isayama de confronter les points de vue. L’auteur interroge en permanence les rapports moraux du lecteur, qui passe son temps à changer d’avis au fur et à mesure qu’il avance dans le manga. Ce qui paraissait autrefois noir et blanc s’avère vite gris.

Ainsi, les Eldiens sont opprimés par les Mahrs, mais on découvre ensuite qu’ils étaient à la base un peuple guerrier qui a utilisé les Titans pour soumettre Mahr dans la violence. De plus, les deux nations sont bien plus semblables qu’on ne le croirait d’emblée : des deux côtés de la mer, les populations sont conditionnées, l’Histoire est réécrite par le pouvoir, le militarisme est ambiant, les enfants sont envoyés au combat, et des factions rebelles complotent contre le pouvoir.

Sur l’île de Paradis, le gouvernement militaire utilise donc les Titans et la crainte qu’ils inspirent. La mémoire des Eldiens y a été effacée par le pouvoir du roi, qui leur cache notamment qu’il reste des humains en dehors des murs, mais aussi leur passé et leurs origines. Génération après génération, les habitants de Paradis subissent donc un endoctrinement systémique et n’ont pour toute mémoire que celle qu’on a bien voulu leur construire.

La vérité n’est connue que de certains nobles et hauts-placés, qui écrivent donc librement leur propre version de l’Histoire et mènent tranquillement leur fausse propagande en contrôlant rigoureusement l’information. La preuve : lorsque le bataillon d’exploration approche de la vérité, le gouvernement les déclare des traîtres. Il veut les arrêter pour cacher la vérité, ce qui mène à un coup d’État militaire – l’une des factions rebelles dont nous parlions plus haut.

De l’autre côté de la mer, à Mahr, le gouvernement a écrit sa propre Histoire. Les Eldiens y sont des démons dont la violence justifie la mise à l’écart de leurs descendants. Là aussi, les enfants sont conditionnés et endoctrinés. Là aussi, ils s’engagent dans l’armée dès le plus jeune âge. Et comme certaines de leurs contreparties de l’île de Paradis, ils sont aveuglément persuadés de se battre pour la bonne raison, de lutter contre le mal. Persuadés, aussi, de mériter d’avoir été punis.

Il y a quelque chose de terrible dans cette acceptation de la responsabilité. Ainsi, même les Eldiens de Mahr en veulent à ceux de Paradis. Gabi Braun, personnage introduit lorsque l’action passe justement sur le continent, est un écho du jeune garçon qu’a été Eren avant de découvrir la vérité. Elle est aussi l’une des principales incarnations de ce lavage de cerveau : pour elle, ceux de Paradis sont des démons qu’il ne faut pas hésiter à tuer. Se battre rendra un peu d’honneur à sa famille, permettra d’expier un peu des péchés de ses ancêtres, et mènera les siens à obtenir un meilleur statut dans cette société où ils n’auront pourtant jamais le même que les autres.

Là aussi, donc, le gouvernement mène sa propagande nationaliste à grand renfort de sa version officielle de l’Histoire. Et là aussi, des factions rebelles complotent dans l’ombre pour renverser l’État. Le père de Sieg et Eren en fait partie, ce qui donne lieu à une scène déchirante. Gardé par ses grands-parents, Sieg est penché sur un livre d’Histoire tandis que son grand-père tente de lui inculquer la version officielle, celle qui le protègera – car la rébellion est punie de la plus horrible des façons : les coupables sont envoyés sur l’île de Paradis, transformés en Titans et abandonnés à errer et dévorer les humains qui s’y terrent.

Un peu plus tard, Sieg retrouve le même livre d’Histoire : cette fois, c’est son père qui lui fait la leçon. Et alors que l’enfant contemple la même page du même livre, on tente cette fois de lui enseigner une autre version des faits, celle des rebelles monarchistes.

Pour Isayama, c’est là une autre forme d’extrémisme. Jamais il ne porte aux nues ce genre d’idéologie. Au contraire : ce n’est pas parce qu’il les décrit et s’en est servi pour créer son récit qu’il les défend ; il s’en montre même très critique. Mais il veut aussi que ses lecteurs réfléchissent par eux-mêmes et fassent leurs propres choix. Aujourd’hui, marqués par une Histoire compliquée où ils ont été parfois assaillants, parfois opprimés, les Japonais sont plutôt pacifistes. De plus, peu de mangaka assument d’avoir un message politique dans leurs œuvres, et c’est le cas d’Isayama également. Au lecteur, donc, de lire entre les lignes.

De la mythologie grecque au mythe d’Ymir

Néanmoins, tout cela témoigne certainement de la grande culture d’un mangaka dont L’Attaque des Titans était pourtant la première œuvre. Si son manga est déjà devenu une œuvre culte, c’est pour de bonnes raisons : ses personnages, sa narration, mais aussi la richesse de son univers.

Pour le construire, Isayama a donc pioché dans sa propre vie et dans l’Histoire du XXe siècle, mais aussi dans un pan particulier et plus lointain de notre Histoire : celui de la mythologie et de nos mythes. Il leur a donné un sens spécial : celui d’un autre mythe, propre à son univers. Pour cela, il a mêlé et refaçonné à sa manière les croyances et récits de différents horizons, donnant naissance à un mythe original et originel au sein de son propre récit.

Dans L’Attaque des Titans, on distingue trois grandes influences : celle de la mythologie grecque, celle de la mythologie scandinave, plus importante encore, et finalement celle des religions monothéistes.

Ainsi, il est impossible de ne pas penser aux Titans grecs, surtout après avoir mentionné le tableau de Goya qui représente Saturne/Cronos. Ces géants, enfants des divinités Ouranos (le Ciel) et Gaïa (la Terre), sont au nombre de douze – et non neuf comme les Titans d’Isayama. Parmi eux, on compte notamment Cronos, père de Zeus.

Sculpture AtlasD’après la légende, l’un des frères de Cronos, Japet, eut un fils nommé Atlas. Lui aussi Titan, il fut condamné après sa défaite contre Zeus à porter le monde sur les épaules pour l’éternité. Les représentations d’Atlas le montrent donc soulevant la Terre, ployant sous le poids du monde, dans une posture qui rappelle une scène de L’Attaque des Titans : pour réparer un mur détruit par les Titans, Eren, lui-même transformé en Titan, porte sur ses épaules un gigantesque rocher destiné à combler le trou du mur. Isayama s’étant inspiré de la peinture de Goya pour son manga, il n’est pas impossible que les représentations d’Atlas lui aient soufflé cette image.

Cependant, la principale inspiration mythologique d’Isayama ne se trouve pas du côté de la mer Méditerranée, mais bien plus au nord. On trouve aussi des géants dans la mythologie scandinave. L’un d’eux est même le premier être vivant, à l’origine de la création de la Terre, Odin utilisant son corps pour ce faire : ses os deviennent les montagnes, son sang les mers et rivières, etc. Ce géant s’appelle Ymir, exactement comme la femme qui possédait le pouvoir des Titans primordiaux dans L’Attaque des Titans.

La référence n’est pas seulement celle d’un nom : dans la mythologie scandinave, le géant Ymir est créé à partir d’une substance liquide appelée l’eitr. Dans le manga d’Isayama, Ymir gagne ses pouvoirs en entrant dans un arbre, puis en tombant dans un liquide. Leur fin est également similaire : de même que le corps du géant Ymir est divisé pour donner naissance à la Terre et ses différents éléments, celui de son homonyme de L’Attaque des Titans est dévoré par ses enfants pour donner naissance aux neuf Titans primordiaux.

Dans le manga, Ymir ne disparaît pas totalement après sa mort. Son esprit se retrouve dans le Chemin, sorte de monde situé hors de l’espace-temps. Les Eldiens sont tous reliés par quelque chose d’invisible, les chemins, ou « paths » en anglais, qui convergent tous en un point : le Chemin où se trouve donc Ymir. Là, elle est condamnée pour l’éternité à façonner des Titans.

Ce sont ces deux points qui sont plutôt empruntés aux cultes monothéistes. Dans le Chemin, Ymir façonne les Titans avec ce qui ressemble à de la terre molle, rappelant les Golems, êtres d’argile sans capacité de parole ni libre-arbitre, conçus pour défendre leur créateur. Le Chemin, quant à lui, et l’idée que tous les Eldiens sont donc reliés, peut rappeler la connexion à Abraham chez les Juifs ou à Jésus chez les Chrétiens.

L'Attaque des Titans CheminEn revanche, l’apparence de la convergence de tous ces chemins invisibles reliant les Eldiens les uns aux autres rappelle beaucoup l’Yggdrasil scandinave, l’Arbre Monde sur lequel reposent les neuf royaumes de la mythologie nordique. Autant de royaumes que de Titans primordiaux.

Enfin, il y a l’arc final du manga et le plan d’Eren. Il entend mener à bien le Grand Terrassement, qui consiste à libérer les Titans colossaux qui se trouvent dans les murs pour piétiner et anéantir le monde. Ce plan rappelle le Ragnarök, fin du monde prophétique de la mythologie scandinave qui a notamment donné son titre au troisième film Thor du Marvel Cinematic Universe.

Lors du Ragnarök, les géants périssent, de même que la quasi-totalité des hommes et une majorité des Dieux, dont Odin, Thor ou encore Loki. S’ensuit une renaissance menée par les dieux restants. Tout cela rappelle l’apothéose du manga, au cours de laquelle Eren éradique 80% de la population, met fin à l’existence des Titans et périt lui-même. Ses quelques compagnons survivants se voient alors confier le monde d’après et la paix encore à bâtir entre Paradis et Mahr.

Même l’aspect prophétique du Ragnarök trouve un écho dans L’Attaque des Titans, puisqu’il est finalement révélé qu’Eren avait tout vu depuis des années, connaissait donc le futur et savait vers quoi s’acheminait le récit.

Le vrai sens des mots dans L’Attaque des Titans

Quoi qu’on puisse penser de cette fin qui a tant fait débat, il n’en reste pas moins qu’Isayama a maîtrisé son œuvre de bout en bout sur de nombreux points. Sa science du découpage et des scènes d’action, son art de la narration, sa culture et ses recherches ont largement contribué au succès de L’Attaque des Titans.

Et puis il y a les personnages. En rejoignant l’armée, le trio central Eren-Mikasa-Armin noue des liens avec les autres membres de sa Brigade d’entraînement, puis rencontre le fameux bataillon d’exploration. Dans le monde pseudo-européen d’Hajime Isayama, ils n’ont pas les traits asiatiques ni de nom japonais, à l’exception notable de Mikasa. L’auteur a préféré aller chercher ses prénoms ailleurs, notamment du côté de l’Allemagne dont l’histoire et l’architecture l’ont tant inspiré. Ainsi, le prénom de Sieg Jäger est un mot allemand qui signifie tout simplement « victoire » – ce qu’il a probablement incarné pour ses parents.

S’il s’est donné la peine d’aller trouver ces noms ailleurs qu’en Asie, dans un paysage qui ne lui était pas familier, il n’a pu les nommer par hasard. Par ailleurs, Isayama aime jouer avec les mots. Cette fois, l’exemple emblématique, celui qui a fait couler tant d’encre déjà, se trouve tout simplement du côté du titre de l’œuvre.

En japonais, L’Attaque des Titans s’appelle Shingeki no Kyojin. « Kyojin » est un mot qui désigne une personne de très grande taille, tandis que « Shingeki » évoque plutôt l’idée d’une charge que d’une attaque à proprement parler. Littéralement, le titre pourrait donc se traduire par « Les géants qui chargent ». Il est aussi possible de le traduire au singulier, « Kyojin » n’étant pas forcément un pluriel : « Le géant qui charge », donc.

En anglais, le choix a été de traduire ce titre par Attack on Titan, qui a le sens inverse du titre français. Alors que ce dernier suggère une attaque des Titans – sous-entendu, contre l’humanité – le titre anglais, par l’usage du mot « on » en particulier, évoque une attaque sur un Titan, au singulier. D’un côté, ce sont les Titans qui attaquent ; de l’autre, ce sont les hommes qui en attaquent un seul.

Plus tard dans le manga, il est révélé que « Shingeki no Kyojin » est en fait le nom d’un Titan en particulier : le Titan assaillant, celui que possède Eren Jäger. Lors de la traduction internationale de son œuvre, Isayama aurait pu le dire. Il aurait pu expliquer qu’on s’était trompés, que ce n’était pas ce que son titre voulait dire. Sciemment, il ne l’a pas fait.

Sachant cela, sachant qu’on avait affaire à un auteur qui aimait tant jouer sur les mots ou cacher des sens et grilles de lecture dans son manga, sachant aussi qu’il s’était donné la peine de faire les recherches nécessaires hors de sa propre culture pour construire son univers, sachant enfin qu’Isayama avait semé dans son œuvre tant de références à nos propres mythes, il est presque surprenant que personne encore n’ait disséqué dans le détail les noms et prénoms de ses personnages.

De nombreux noms de l’œuvre se classent en trois catégories : ceux qui ont un rapport avec la terre, ceux dont la signification est religieuse et ceux enfin dont la connotation est guerrière. Peut-être ces noms reflètent-ils les trois couches principales de la société de L’Attaque des Titans, où on est massivement soldat ou fermier, mais où la religion, en l’occurrence le Culte du Mur, tient une place singulière.

Peut-être faut-il simplement y voir les traces du nom fonction et de l’histoire du nom de famille. Historiquement, le nom de famille a plusieurs origines possibles : un nom de baptême, un nom de métier, un nom de localisation ou encore un sobriquet lié à un caractère généralement physique, parfois moral.

Parmi les noms en rapport avec la terre, on relève notamment celui d’Eren, Jäger, qui signifie « chasseur » en allemand. Celui de Mikasa, Ackerman, vient de « der Acker », le champ », et « der Mann », l’homme. En allemand toujours, « der Ackermann » est un vieux mot pour dire fermier. Aujourd’hui, on utilise plutôt « der Bauer ». On peut aussi penser à Hoover, le nom de Bertolt, qu’Eren rencontre dans la 104e Brigade d’entraînement. Ce n’est pas une référence aux aspirateurs, mais bien la version anglaise du nom allemand Huber, qui vient de « Hube » ou « Hufe », une ancienne unité agraire.

Les références à la religion sont elles aussi nombreuses, par exemple du côté du personnage de Levi. Dans la version française de l’œuvre, on trouve aussi l’orthographe Livaille, destinée à garder la prononciation à l’anglaise plutôt que la version française du nom, Lévi. On trouve également l’affreuse orthographe Rivaille, qui fait perdre tout son sens au prénom – alors que nous sommes justement en train de nous attarder sur l’importance des mots dans L’Attaque des Titans.

Levi est un prénom juif : c’est l’un des fils de Jacob, à l’origine de la tribu de Lévi, dont on appelle les membres les Lévites. Moïse en fait partie et est l’un des plus illustres Lévites. Il s’agit d’une tribu qui a joué un rôle religieux important, puisqu’elle était dédiée au service du Temple de Jérusalem, mais aussi de la monarchie d’Israël. On lui réservait même certaines fonctions. Le prénom, quant à lui, signifie « attaché » ou « qui joint ».

Autres références religieuses intéressantes : les personnages d’Eren, Christa et Jean Kirstein. Prénom porté par plusieurs personnages de la Bible, Jean vient en fait de l’hébreu et signifie « Yéhovah (Dieu) fait grâce ». Kirstein est un vrai nom de famille allemand ; on trouve aussi l’orthographe Kirschstein, qui évoque la cerise (« die Kirsche ») et la pierre (« der Stein »).
Mais il est bien plus intéressant de relever que le nom viendrait en fait du latin Christianus (Christian), d’où vient le mot « chrétien ». Le prénom Christian peut aussi tenir son étymologie du grec « Khristos » : comme nom propre, c’est le Christ, mais le mot renvoie aussi à l’onction, au sacré et au Messie – c’est même la traduction grecque du mot hébreu qui signifie « Messie ».

Dans L’Attaque des Titans, Jean commence comme un rival d’Eren. Il a des vues sur Mikasa et considère Eren comme un idiot suicidaire. Égoïste, lui aspire à rejoindre les brigades spéciales, dans lesquelles il sera à l’abri. Mais il a aussi un certain respect pour le courage d’Eren, auquel il finit par s’allier lorsqu’il comprend qu’il représente l’espoir de l’humanité. Stimulé par la mort d’un de ses plus proches amis de la Brigade d’entraînement, il devient peu à peu un brillant leader.

Isayama a expliqué dans l’un des guidebooks du manga qu’il a choisi le prénom de Jean pour renvoyer l’image d’un représentant du peuple. En France, il s’agissait du prénom le plus donné aux garçons jusqu’aux années 1950. Il est aussi intéressant de constater la signification doublement religieuse de son patronyme, d’autant plus quand on connaît celle du prénom d’Eren, son rival : en turc, le mot veut dire « Saint ». Mais peut-être faut-il y voir aussi un rapport avec « die Ehre » (« Ehren » au pluriel), qui veut dire « l’honneur » en allemand ?

Historia L'Attaque des TitansAutre personnage de l’œuvre, Christa est d’autant plus importante qu’elle change de nom au cours du récit. Alors que son prénom d’usage vient du latin « Christus », le Christ, elle reprend ensuite son nom de naissance, Historia. En latin et en grec, le mot signifie sans surprise « Histoire ».

Mais en grec, le mot a aussi le sens d’enquête, et même de connaissance acquise par l’enquête. « Histor » désigne celui qui sait, qui connaît. Et les fameuses Histoires d’Hérodote, ou Historiai, ont pour profession de foi d’avoir collecté des interviews, histoires et recherches au cours de ses voyages afin d’empêcher que les traces de ces événements ne soient effacées par le temps, pour préserver les accomplissements remarquables.

Christa/Historia est la reine légitime des murs, l’héritière cachée de la famille royale. C’est cette famille qui a effacé la mémoire des Eldiens de Paradis. La quête de vérité et de savoir est un des motifs fondamentaux de la série, l’aspiration de personnages comme Erwin, qui meurt sans atteindre son but, et d’Hanji Zoe, tous deux prêts à se sacrifier pour cette soif de connaissance comme d’autres pour la liberté.

En passant de Christa à Historia, de la religion à la science, de la croyance à la connaissance, le personnage sort de sa coquille pour devenir reine et surtout rend ainsi la mémoire – et la vérité – à son peuple.

En anglais existe le terme « charactonym », intraduisible car inexistant dans le vocabulaire français. C’est l’équivalent pour les personnages de fiction uniquement de l’aptonyme, un nom qui possède un sens particulier pour la personne qui le porte, souvent en rapport avec l’une de ses caractéristiques. Un cycliste qui s’appelle Velo, un sportif à succès qui s’appelle Champion.
On trouve plusieurs de ces charactonyms dans L’Attaque des Titans, le cas de Christa/Historia en étant un exemple particulièrement représentatif. C’est aussi le cas d’Armin, l’ami d’enfance d’Eren.

Armin est un prénom germanique qui existe réellement. Il a des significations intéressantes dans plusieurs langues, comme le persan où il veut dire « protecteur », mais il vient à l’origine d’Arminius, version latinisée d’Irmin. C’est le nom d’un personnage historique, héros germanique utilisé comme symbole d’unité et de liberté, libérateur des tribus germaniques contre les Saxons et figure du nationalisme allemand.

Depuis l’enfance, Armin rêve d’aller à l’extérieur des murs. Il veut voir la mer et les autres merveilles du monde, que lui décrit un livre qu’il a hérité de ses parents et qu’il doit cacher pour éviter sa destruction, ce genre d’ouvrages étant interdits. Il est d’abord plutôt suiveur : discret, efféminé, physiquement moins bon que ses compagnons, il s’engage dans les bataillons d’exploration parce que c’est là que va Eren. Timide, il a aussi peu confiance en lui. C’est pourtant le personnage qui connaît la plus grande évolution au fil du récit. À la fin de L’Attaque des Titans, on lui a confié le commandement du bataillon d’exploration, il est le héros qui a vaincu la menace d’Eren et il s’est enfin affirmé dans son rôle de génie stratégique. Il est l’un des héros, si ce n’est le héros, de l’œuvre.

Naturellement, son prénom se classe aussi dans la troisième catégorie, celle de la connotation guerrière. Il y rejoint Mikasa, nommée en référence à un cuirassé japonais, ou encore Reiner Braun, dont le prénom vient de Raginheri, nom germanique qui a aussi donné Ragnar en Scandinavie. « Ragin » signifie « conseil », « Heri » désigne l’armée ou le guerrier, et Raginheri était lui aussi un personnage historique, celui-ci un chef Viking au Moyen-Âge. Un nom sans doute approprié pour le détenteur du Titan cuirassé.

Avec L’Attaque des Titans, Hajime Isayama a bouleversé bien des codes. En France, on a d’abord publié son œuvre comme shōnen avant de le reclasser en seinen, type de manga destiné à un public masculin plus âgé que le shōnen. Mais au Japon, de façon surprenante, le lectorat est avant tout… féminin. C’est ce public qui collectionne les tomes et les goodies.

Car Isayama a brouillé les pistes. Il a multiplié les plot twists jusqu’à la toute fin de son manga, dissimulant pourtant des indices depuis le premier chapitre. Pour bien comprendre l’œuvre, il faut aujourd’hui la relire. Ce n’est que maintenant qu’elle est terminée qu’elle se dévoile dans toute l’amplitude de sa complexité, dans toute son ambivalence.

Dans tous ses jeux, aussi. Isayama a manié les mythes et multiplié les grilles de lecture sans jamais dicter sa morale au lecteur. Il ne lui a jamais donné les clefs, et c’est probablement la raison pour laquelle on s’est tant déchiré sur ce qu’il fallait en tirer.

Il s’écoulera vraisemblablement des années avant qu’un autre manga ne s’affirme comme un bouleversement comparable à L’Attaque des Titans. D’ici là, il faudra patienter avec la fin de l’adaptation animée et avec les nouvelles œuvres qu’Isayama a déjà inspirées. Celles qui, sans l’audace de L’Attaque des Titans, ne seraient probablement jamais nées.