⚠️ Attention ! Cet article contient des spoilers sur Matrix Resurrections ! ⚠️
Matrix Resurrections est sorti en décembre et a fait un flop au box-office. Le film a notamment été descendu par des critiques et spectateurs visiblement passés à côté de son discours, de son côté méta et du regard qu’il porte sur son époque, vingt ans après la trilogie originale (ça, c’est dit).
Mais soit. Peut-être n’avait-on pas vraiment besoin d’un quatrième Matrix. Il n’en reste pas moins que ce dernier opus a creusé des choses intéressantes et bouclé certaines thématiques de la saga. Parmi celles-ci, le rôle de Trinity : et si, finalement, Neo n’avait jamais été le vrai héros de Matrix ?
💌 Sans Trinity, pas d’Élu
À la fin de Matrix Revolution, Trinity et Neo avaient été laissés pour morts. La résurrection de Matrix 4, ce sera donc celle de l’une et de l’autre autant que celle d’une saga qu’on croyait terminée il y a vingt ans. Ce sera aussi la résurrection d’une histoire d’amour, celle née entre Trinity et Neo dès le premier volet de la saga des sœurs Wachowski.
Dans Matrix Resurrections, voilà donc Neo redevenu Thomas Anderson. Il est concepteur de jeux vidéo, notamment récompensé pour la création de… Matrix, une série de jeux à succès. Ses souvenirs ont été effacés et Trinity, Morpheus et l’Oracle ne sont plus que les personnages d’un jeu vidéo qu’il confond parfois avec le réel.
Thomas Anderson est aussi un peu amoureux d’une femme qu’il croise régulièrement dans le café où il a ses habitudes. Elle s’appelle Tiffany et ressemble de façon flagrante à l’héroïne de son jeu vidéo. Elle est aussi mariée et mère de famille. De Trinity, il lui reste surtout une passion pour la moto et une étrange attraction pour cet inconnu qu’elle ne devrait pourtant jamais avoir rencontré.
Matrix Resurrections est l’histoire d’un amour qui transcende la Matrice et l’oubli, plus fort que des souvenirs effacés et capable de réconcilier Neo et Trinity avec la réalité.
Les retrouvailles de Neo et Trinity – Thomas et Tiffany – sont particulièrement émouvantes. Ce sont celles de deux visages familiers qu’on sait avoir partagé cette extraordinaire histoire d’amour, désormais grisonnants et magnétiquement attirés l’un vers l’autre tout en étant persuadés de ne pas se connaître.
Dès Matrix, en 1999, Neo était l’Élu. Bien sûr, son nom est l’anagramme de « One », « l’Élu » étant la traduction de l’anglais « The One ». Mais son pseudonyme de hacker évoque naturellement la particule néo, préfixe qui indique la nouveauté, tout particulièrement en philosophie, un domaine qui a notamment inspiré les sœurs Wachowski lorsqu’elles ont construit l’univers de Matrix. Le mot vient du grec et signifie « Nouveau ».
C’est justement l’irruption de cette nouveauté, de cet élément perturbateur dans la Matrice, qui déclenchait les événements de la trilogie, conduisant à la révolution de l’Homme contre les machines.
Mais Neo a mis longtemps avant d’assumer son statut d’Élu. Pire encore, il était persuadé de ne pas vraiment l’être. Dans le premier film, l’Oracle lui dit d’ailleurs qu’il n’est pas l’Élu, lui annonçant exactement ce qu’il avait besoin d’entendre. Deux personnes en revanche en sont persuadées : Morpheus et Trinity.
Pour Trinity, ce n’était pourtant pas gagné. D’abord méfiante vis-à-vis de cet inconnu, elle finit par en tomber amoureuse et par croire de toutes ses forces en Neo. Là, elle se met aussi à croire qu’il est bien l’Élu. Parce qu’à elle, l’Oracle a jadis annoncé quelque chose de différent : elle lui a dit qu’elle tomberait un jour amoureuse, et que cet homme qu’elle aimerait serait l’Élu.
Alors que Neo est au bord de la mort dans Matrix, Trinity lui chuchote la prophétie qui lui a été faite. Il ne peut pas mourir parce qu’on lui a dit qu’elle serait amoureuse de l’Élu, et qu’elle est tombée amoureuse de lui. La conclusion logique veut donc que Neo soit l’Élu.
Alors que Morpheus en est déjà persuadé, Neo ne croit donc initialement pas être l’Élu. Ce n’est que parce que Trinity y croit, et qu’elle croit en lui, que Neo cesse de douter de lui-même et se met à assumer sa position et son statut.
👼 Trinity dans Matrix, une figure de salvation
C’est ainsi par Trinity que Neo devient alors véritablement l’Élu. C’est cet amour qu’elle lui porte qui se trouve être la genèse de Neo comme Élu, comme cette figure de sauveur qu’il incarne dans la trilogie.
En le sauvant de la mort comme elle le fait, Trinity a elle-même une connotation divine qui n’est pas sans faire écho à son prénom. Là aussi, il s’agit de son pseudonyme, un nom qui signifie évidemment « Trinité » et n’est pas sans évoquer la Sainte Trinité : le Père, le Fils et le Saint-Esprit.
Si Morpheus incarne initialement cette figure paternelle et Neo, le nouveau, celle du Fils, cela laisse donc le Saint-Esprit à Trinity, qui lèvera Neo des morts et sera la vraie sauveuse du film : celle par qui Neo quittera la Matrice.
Son amour est si puissant qu’il ramène Neo de la mort. Elle incarne ainsi la salvation chrétienne qu’annonce son prénom, ainsi que la vie éternelle qu’il est possible d’atteindre par le biais de la Sainte Trinité.
Bref : sans Trinity, pas d’Élu. Elle est là pour le guider à chaque étape. Sans elle, Neo serait resté Thomas Anderson. Sans elle encore, Neo ne serait jamais parvenu à Morpheus et n’aurait jamais choisi la pilule rouge. Sans elle toujours, Neo serait probablement mort dans son fauteuil et Matrix se serait arrêté là.
Dès lors, il n’est probablement pas surprenant de lire la dédicace que fait Lana Wachowski à ses parents dans le générique de Matrix Resurrections. « Love is the genesis of everything », écrit-elle. Soit, pour les non-anglophones, « L’amour est la genèse de tout ».
Matrix Resurrections va au bout de cette idée. Ainsi, le film débute en rejouant l’ouverture du premier Matrix, plaçant une fois encore Trinity au début de tout. C’est dans cette scène que s’insère Bugs, une scène centrée non autour de Neo, mais bien de Trinity. Là aussi, elle sera la genèse de l’histoire.
Elle en sera aussi – et surtout – la clef. La quête de Matrix Resurrections sera celle de Neo, décidé à retrouver Trinity pour l’arracher à la Matrice. Dans un retournement des rôles, c’est cette fois lui qui ira la sortir de son cocon pour la faire renaître.
Mais pour cela, il faudra la convaincre. Il faudra aller la chercher au plus profond d’elle-même pour passer outre l’amnésie et lui rappeler par un mot, un geste, l’amour qui les unit. Cet amour est plus fort que les interrogations sur la réalité et capable de jeter un pont entre la Matrice et le Réel, conduisant à la chute de l’Analyste.
Pour gagner la partie cette fois-ci, tout reposera donc sur les épaules de Trinity. C’est son choix, et pas celui de Neo, qui est tout l’enjeu du film, son choix à elle qui libèrera l’humanité. Il faut qu’elle accepte d’elle-même de quitter la Matrice et Neo est tellement persuadé qu’il y arrivera qu’il accepte de se rendre si Trinity ne le suit pas.
Mais n’a-t-elle finalement pas toujours joué ce rôle ? N’est-ce pas Trinity qui, depuis le tout premier Matrix, a donné à Neo la force de s’accomplir ? Et ainsi, n’a-t-elle pas toujours été celle qui portait le destin du monde sur ses épaules ?
À la fin du film, c’est Trinity qui récupère le pouvoir de voler que Neo n’arrive pas à retrouver dans ce volet. C’est très littéralement elle qui le sauve, le porte et l’entraîne. « Love lift us up where we belong », chantait Joe Cocker (désolée, on a les références qu’on mérite).
Dans Matrix Resurrections, l’émancipation passera donc par l’amour. C’est peut-être là la seule échappatoire à la Matrice, en tout cas le moteur de la libération. Quoi qu’il en soit, le salut n’aura donc jamais été le fait d’un homme, mais celui d’une femme – ou peut-être de leur couple.
Et, finalement, peut-être est-ce là ce qu’il fallait venir chercher dans ce nouveau Matrix. Pas un film d’action au goût d’autrefois, mais une histoire d’amour. Une histoire d’amour qui a toujours été au cœur de la saga pour ceux qui voulaient bien la voir.
Si comme moi vous avez grandi dans les années 90 et 2000, vous savez que les meilleurs films de Noël sont Die Hard (si), Maman, j’ai raté l’avion, Le Grinch et, pour les plus romantiques d’entre nous, Love Actually. Enfant, vous saviez aussi que regarder la télévision pendant vos vacances de Noël chez vos grands-parents ou votre tante Monique voulait dire regarder une énième rediffusion du Père Noël est une ordure et de La vie est belle – le film de Capra, pas celui sur la déportation.
Aujourd’hui, les films de Noël sont devenus une véritable industrie. Une industrie qui a ses géants, comme Hallmark et Netflix. Tous les ans, ils publient dès l’automne le calendrier de sortie de leurs (télé)films de Noël, comme une sorte de calendrier de l’avent avec des films à la place des chocolats.
Si les films de Noël ne datent pas d’hier, ils ont certainement proliféré ces dernières années. Chaque année, Netflix double son contenu thématique sur Noël. La chaîne américaine Lifetime en fait autant. Mais alors, comment expliquer un tel succès ? Et surtout, qu’est-ce qui a changé ?
🎄 Aux origines du boom des films de Noël
Cette tendance croissante remonte à une douzaine d’années. C’est en 2009 que la chaîne Hallmark, spécialisée dans les téléfilms romantiques de qualité généralement discutable, a commencé à parier sur les films de Noël pour varier ses contenus. C’était la première année duCountdown to Christmas, le compte-à-rebours télévisuel de la chaîne vers Noël.
Il faut aussi souligner qu’Hallmark est également connue pour ses cartes : la production de téléfilms de Noël s’inscrivait donc dans une volonté de lier la chaîne à cette autre activité. Et ainsi, Hallmark pouvait régner sur les foyers américains durant toute la fin de l’année.
C’est aussi ainsi que la formule parfaite du film de Noël est née : une comédie romantique d’Hallmark avec des flocons en plus. Des films simplistes, bourrés de bons sentiments et à la fin prévisible, mais dont la recette a trouvé preneur, au point qu’Hallmark produise désormais plus de quarante films de Noël par an.
Ces téléfilms ciblent principalement les femmes de 25 à 54 ans et attirent chaque année plusieurs millions de téléspectateurs (3,5 millions en 2019, première année à atteindre les 40 films de Noël diffusés).
La formule est maintenant si bien rodée qu’elle a presque quelque chose de scientifique, du budget (bas) au casting (récurrent), en passant bien sûr par les tropes, ces motifs que l’on retrouve d’un film à l’autre au point qu’ils sont devenus de véritables clichés.
L’héroïne qui revient dans sa ville natale au fin fond de nulle part après avoir construit une brillante carrière à la grande ville ? C’est un trope. Le protagoniste masculin qui est secrètement un prince ? C’est un trope. La compétition de pain d’épices/défilé de Noël/pâtisserie au cours de laquelle les deux protagonistes passeront de rivaux à amants ? C’est encore un trope.
Si Hallmark a continué de surfer sur ce que la chaîne a créé il y a douze ans, c’est parce que cette formule fonctionne. Le kitsch est devenu cool : il suffit de regarder les réseaux sociaux. Dès qu’Halloween est passé, les films de Noël envahissent les services de streaming et les chaînes TV.
Comme les audiences étaient au rendez-vous, le phénomène s’est déplacé sur d’autres chaînes, Lifetime en tête. Avec la montée du streaming, il s’est logiquement installé sur Netflix, Disney+, Amazon Prime et Apple TV, qui sont devenus de sérieux concurrents à l’usine à téléfilms de Noël des acteurs historiques.
🎁 À la recherche du feel-good movie de Noël
La raison première de ce succès se trouve dans la période de l’année elle-même. Si les films de Noël fonctionnent si bien, c’est parce qu’ils sont diffusés à Noël. Il fait froid et il pleut, on a envie de se rouler en boule dans son lit avec un film. Il n’a pas besoin d’être bon : il a besoin d’apporter sa dose de réconfort.
Les films de Noël se laissent regarder sans réclamer trop d’attention ou de concentration. Parce qu’ils sont pleins de ces tropes, ils se ressemblent un peu tous. On peut facilement s’endormir devant au milieu de l’après-midi entre la dinde et le canard sans rien rater de l’intrigue.
Ils sont aussi pleins des sentiments qui sont associés à Noël : la joie de vivre, l’esprit familial, la réconciliation. Ce sont les lumières, la neige, les cadeaux. C’est la raison pour laquelle on y retrouve si souvent ces petites villes tout droit sorties d’une carte postale et forcément enneigées. Elles sont le reflet exact du Noël parfait.
Souvent un peu mielleux et toujours débordants de bons sentiments, les films de Noël sont le reflet d’une inatteignable perfection.
Nous savons bien que notre Noël à nous ne ressemblera pas à celui de Sarah, avocate new-yorkaise qui retourne dans sa petite ville natale pour tomber amoureuse d’un bûcheron au grand cœur en chemise à carreaux.
Chez nous, nos grands-parents s’engueuleront sur le vaccin et Macron, la tante Monique embrayera sur la montée de l’extrême-droite et la dinde sera trop cuite. Les films de Noël représentent une échappatoire, l’antidépresseur dans lequel se réfugier et où les valeurs sont toujours à l’opposé de notre réalité : le stress, les fins de mois à boucler, le Covid, etc.
On peut aussi arguer que les films de Noël vont même un peu plus loin. D’une certaine façon, ils sont aussi le miroir de nos aspirations. Ils mesurent la façon dont nous aimerions bien vivre notre vie : un peu plus d’éthique, d’amour, de morale et d’harmonie. Une réalité alternative un peu plus rose que la nôtre.
Aujourd’hui, ils sont presque devenus un rituel dont se sont notamment emparés les jeunes. Et ce n’est pas un hasard. À une période cruciale de l’année, les films de Noël interrogent aussi sur notre quotidien, nos relations, nos vies.
À travers cette avocate de retour dans sa ville paumée, ces films opposent deux sortes de valeurs : l’ambition et le matérialisme versus ce monde idéalisé où l’entraide et la fraternité sont reines.
Ce n’est probablement pas un hasard non plus si la popularité des films de Noël s’est envolée ces dernières années. Quoi qu’il arrive, ces films finissent bien. Tout va bien dans le meilleur des mondes, et c’est une évasion au chaos de la réalité.
📽️ Ce que les films de Noël nous disent de l’industrie télévisuelle et cinématographique
Si les films de Noël ont eu droit à un vrai boom de popularité au cours des dix dernières années, ils sont aussi vieux que l’histoire du cinéma. Le premier film de Noël, Père Noël (Santa Claus en VO) de George Albert Smith, remonte à 1898 – quelques années seulement après les débuts du cinéma.
Les premiers films de Noël étaient naturellement muets, mais ils n’ont pas disparu avec le cinéma parlant. Ils ont connu leur premier âge d’or dans les années 1940 et 1950. C’est la période qui a vu sortir La vie est belle, mais aussi Miracle on 34th Street ou encore White Christmas, des films qui sont aujourd’hui partie intégrante de la culture populaire.
Est-ce un hasard si cet âge d’or a commencé juste après le début de la Seconde Guerre Mondiale, soit précisément au moment où le public avait bien besoin d’une échappatoire au quotidien ? Soulignons qu’il ne s’agit pas de films de Noël pour enfants, comme on a pu en produire un certain nombre par la suite, mais bien de films destinés à un public adulte.
Preuve du succès de ces films, les acteurs incontournables de l’époque y sont tous passés : Cary Grant lui-même a joué dans Honni soit qui mal y pense (The Bishop’s wife en VO), sorti en 1947.
Quelques années plus tard, la télévision a connu son grand essor. Et elle aussi s’est mise aux films de Noël, d’abord en ciblant les enfants dans les années 1960-1970. L’animation de l’époque avait pour habitude de produire un épisode spécial de Noël chaque année.
La télévision coûtait aussi moins cher que le cinéma, et c’est donc là qu’ont proliféré les films de Noël. C’est là que ses rediffusions ont permis à La vie est belle de devenir un film culte, ce qu’il n’avait pas su être au cinéma où il avait flopé au box-office.
Indirectement, c’est aussi grâce à la télévision que les films de Noël ont connu un nouvel âge d’or des années 1980 à 2000. Plus exactement, c’est grâce à la VHS, puis au DVD. Aujourd’hui, le streaming a fait que le Blu-Ray ne peut pas prétendre au marché monstrueux qu’ont été les cassettes et le DVD.
Mais eux ont représenté des milliards. Cela signifiait que tout ne se jouait pas au cinéma et qu’il était possible de produire des films à plus gros budget en comptant sur les ventes des VHS ou DVD par la suite.
Au cinéma, les films de Noël pour enfants se disputent alors à ceux destinés aux adultes. C’est tantôt Love Actually (2003), tantôt Le Pôle Express (2004). À la télévision, les films de Noël sortent chaque année tout au long des années 80, 90 et 2000. Finalement, à la toute fin des années 2000, Hallmark et Lifetime ont fait des films de Noël leur signature.
Le streaming est venu bouleverser cette domination. Netflix, Amazon, Disney+ produisent tous leurs propres films de Noël chaque année, tout en se battant pour les droits des autres. Et si la multiplication de ces productions montre bien l’évolution de l’industrie, leur contenu tend aussi à s’inscrire dans son époque.
Longtemps, les films de Noël ont été le terrain de jeux de couples blancs, hétérosexuels et de classe au moins moyenne. Des familles « traditionnelles ». Certes tardivement, et certes lentement, les choses commencent à changer.
Cette année, Netflix a sorti son premier film de Noël homosexuel : Que souffle la romance, ou Single all the way en VO. L’année dernière, Kristen Stewart tenait le rôle principal dans Ma belle-famille, Noël et moi, sorti sur Hulu et disponible en France sur Amazon Prime Video.
Petit à petit, les castings s’élargissent, comme dans Operation Christmas Drop (2020) ou The Holiday Calendar (2018). Et ainsi, de la même façon qu’ils incarnent depuis le début du cinéma et de la télévision les évolutions de l’industrie, les films de Noël se font le reflet des changements progressifs des représentations sur le petit et le grand écran.
J’ai une histoire personnelle avec Urgences. C’est la première série TV que j’ai regardée, la première que j’ai suivie. C’est Urgences qui m’a introduite à la série télévisée à proprement parler. Aujourd’hui, et malgré ses quinze saisons, elle reste la seule série que j’ai vue plusieurs fois dans son intégralité, aussi bien en VF qu’en VO.
Urgences n’était pas la première série du genre. Elle n’était pas le premier monument télévisuel médical, mais force est de constater la force de son héritage culturel. Sans Urgences, pas de Dr. House, Grey’s Anatomy, New Amsterdam ou The Resident.
La série a aussi permis de lancer d’importantes carrières, dont celle de George Clooney bien sûr, mais également vu défiler de nombreuses, parfois encore futures, stars : Julianna Margulies ou Angela Bassett par exemple, mais aussi des noms plus incongrus comme ceux de Zac Efron, Lucy Liu, Eva Mendes ou Kirsten Dunst.
🦖 De Jurassic Park à Urgences
À l’origine, Urgences est un projet de cinéma. Deux noms importants y sont attachés : Michael Crichton et Steven Spielberg. C’est Crichton, qui avait fait des études de médecine à Harvard, qui utilisa ses expériences aux urgences pour écrire un scénario dès les années 1970.
Pendant vingt ans, ce scénario resta dans un tiroir. Entretemps, Crichton avait quitté la médecine pour se consacrer entièrement à l’écriture. Et il se mit à travailler sur un tout petit roman dont vous avez peut-être déjà entendu le nom : Jurassic Park.
Au même moment, il fait la rencontre de Steven Spielberg et envisage l’adaptation de son vieux scénario médical. Plus intéressé par son roman en cours d’écriture, Spielberg se tourne vers l’adaptation de Jurassic Park, qui sort en 1993.
Mais après leur collaboration fructueuse, ils travaillent de nouveau ensemble et transforment le film envisagé en un pilote télé. Ils ouvrent ainsi la porte à Urgences, dont la diffusion commence dès 1994. Spielberg en quittera la production au bout d’un an pour la confier à John Wells, qui travaillait pour lui chez Amblin Entertainment.
Créée dans les années 1990, Urgences s’inscrit avant tout dans une tendance de l’époque : la série chorale. Elle met en scène un casting de personnages joués par des acteurs globalement peu connus au début de la série.
À Anthony Edwards, surtout connu pour Top Gun, est confié le rôle du Dr. Mark Greene. George Clooney, période pré-Nespresso, joue le pédiatre rebelle Doug Ross. Eriq La Salle incarne le chirurgien Peter Benton. Côté rôles féminins, Julianna Margulies, la future Alicia Florrick de The Good Wife, joue l’infirmière Carol Hathaway, et Sherry Stringfield (NYPD Blue, Under the dome) le Dr. Susan Lewis. Enfin, Noah Wyle (Donnie Darko, Falling Skies) hérite du rôle du jeune étudiant en médecine John Carter.
Aucun ne restera pour les 331 épisodes de la série. Si tous feront au moins un passage dans la dernière saison, c’est Noah Wyle qui incarnera le plus longtemps son personnage à l’écran.
Au fil des années et des saisons, de nombreux soignants et acteurs défileront donc dans Urgences : Maura Tierney (The Affair), Alex Kingston (Doctor Who), Parminder Nagra (Joue-la comme Beckham), John Stamos (La fête à la maison) ou encore Angela Bassett (Tina, Black Panther) parmi beaucoup d’autres.
Avant Urgences, d’autres séries comme St Elsewhere, aussi un drama médical, et NYPD Blue avaient déjà lancé l’explosion des séries chorales. Mais ce casting est aussi une des raisons du succès d’Urgences.
D’abord, c’est à travers ces médecins et infirmiers que la série fait de l’humain. Refusant de s’inscrire dans la tendance des médecins de télévision parfaits qui sauvent tous les patients, Urgences préfère l’innovation et en fait des humains faillibles.
Quand Urgences a débarqué à la télévision, la coutume voulait qu’un drama médical sauve tout le monde. Aujourd’hui, toutes ces séries médicales ont bien admis la règle selon laquelle la mort de patients est une condition sine qua non du réalisme.
Entre 1982 et 1988, St Elsewhere avait commencé à y toucher. Comme elle, Urgences refuse que ses personnages soient des médecins qui sauvent tout le monde et les confronte aux erreurs médicales, à la perte de patients. C’est une condition de la vérisimilitude que la série veut mettre en avant, et c’est en partie ce qui a en fait une série médicale révolutionnaire.
Mais Urgences se sert aussi de ses personnages pour faire du feuilletonnant. Et cela aussi, c’est une évolution importante des séries télévisées des années 1980. Dans Urgences, il n’est plus question du malade de la semaine : à quelques exceptions près, chaque épisode voit plusieurs patients, plusieurs cas. En revanche, les storylines des personnages se déroulent sur plusieurs épisodes et plusieurs saisons.
⭐ Urgences, ou le début d’un âge d’or pour les séries médicales
Sur le plan narratif et scénaristique, Urgences tente donc la nouveauté. La série n’a ainsi jamais hésité à s’attaquer à de grandes questions de société ou de santé et a joué un rôle important dans la sensibilisation du public à ces thématiques.
Bien avant Grey’s Anatomy, The Resident ou encore New Amsterdam, Urgences s’est attachée à mettre en avant le racisme, l’homophobie, mais aussi le sida, la guerre en Irak, etc. Elle explore la question de la séropositivité à travers le personnage de Jeannie Boulet, consacre un long pan scénaristique au Darfour grâce aux docteurs Carter et Kovač.
Urgences s’attache aussi à mettre en place un scénario dramatisé, mais toujours crédible. La série se distingue notamment par l’embauche de conseillers praticiens qui relisent les scénarii et d’extras qui sont souvent des vrais médecins ou infirmiers.
Urgences a été l’une des premières séries médicales à prendre la médecine au sérieux, à ne pas en faire qu’un arrière-plan pour son récit. Son approche de la médecine a profondément marqué son public : dans la 2nde moitié des années 90, il n’était pas rare d’aller voir son docteur en faisant référence à un cas vu dans la série. Aujourd’hui encore, Urgences reste une série adorée par… les étudiants en médecine.
Pour appuyer ce réalisme, Urgences reconstitue en studio un vrai étage d’hôpital avec des portes qui ouvrent vraiment sur des salles, des plafonds, etc. C’est le long de ces couloirs et de ces salles que virevolte la caméra d’une réalisation aussi révolutionnaire que les choix narratifs de la série.
Urgences se démarque notamment par sa steadicam signature pour les scènes d’action, une technique empruntée au cinéma, ses longs travellings et ses plans-séquences. Alors que cette technique est peu utilisée à la télévision au début des années 1990, Urgences s’affirme ainsi comme une série radicalement différente de ce qui se faisait à l’époque.
Ces choix esthétiques radicaux empruntent notamment au polar des années 80, mais viennent aussi nourrir l’ambiance que la série veut mettre en avant : le rythme frénétique des urgences, le chaos de l’hôpital. Urgences n’a pas peur de piocher du côté du cinéma, floutant les contours et frontières entre les médias.
Ainsi, Quentin Tarantino lui-même réalise un épisode de la première saison d’Urgences. De grandes stars du cinéma de l’époque viennent faire un caméo ou jouer un personnage secondaire le temps d’un épisode, comme Ewan McGregor qui sortait récemment de Trainspotting.
Le style d’Urgences est probablement l’une des raisons du succès de la série. Regarder Urgences, c’était presque comme voir un film, à une époque où la démarcation entre cinéma et télévision était bien plus forte que maintenant.
Aujourd’hui, certains trouvent Urgences datée. Ce n’est pas que la série a mal vieilli ; au contraire, elle tient toujours bien la route même après plus de 25 ans. C’est plutôt qu’il est difficile de la regarder comme on pouvait la découvrir en 1994. Elle a planté tant de jalons et inspiré tant d’autres séries que ses innovations ne nous paraissent plus révolutionnaires. Et pour cause : on les a vues et revues depuis.
Sur le petit écran, l’influence et l’héritage d’Urgences ont de loin dépassé le seul cadre des séries médicales. Ce n’était pas la première série à prétendre à une telle sophistication visuelle : NYPD Blue, pour ne citer qu’elle, l’a fait aussi. Mais Urgences est probablement allée plus loin qu’aucune autre série et a ainsi ouvert la porte à une nouvelle approche de la réalisation télévisuelle, lançant des techniques que la plupart des séries actuelles ont utilisé à un moment ou un autre.
Son influence visuelle se retrouve chez des séries médicales comme Grey’s Anatomy, mais aussi bien d’autres productions TV : Friday Night Lights, The West Wing, ou encore des séries plus surprenantes comme The Wire, Game of Thrones, Les Soprano. En fait, toutes les séries ayant recouru dans une scène ou l’autre à cette caméra signature, parfois même sans s’en rendre compte, sans savoir.
En tout cas, le public des années 90 ne s’y est pas trompé : la série a été un immense carton, numéro 1 des audiences deux saisons de suite (les saisons 2 et 3 en l’occurrence) et auréolée par 23 Emmy Awards.
🇫🇷 Le succès français d’Urgences
L’héritage et l’influence d’Urgences sont allés bien au-delà des États-Unis. Si la série a clairement laissé sa marque dans le paysage télévisé américain, elle a également été un succès à l’étranger.
On l’a dit : Urgences n’était pas la première série médicale à succès. Medical Center et St Elsewhere étaient déjà passées par-là. Mais la télévision française ne s’y était guère intéressée, notamment parce qu’elle était quelque peu découragée par l’ordre des médecins de diffuser ces séries.
En France, la première saison a débarqué sur France 2 le jeudi soir. C’était en 1996. La série est un tel succès que France 2 enchaîne avec la saison 2. Urgences ne quittera France 2 qu’en août 2010, au terme de la quinzième et dernière saison. Depuis, elle n’a cessé d’être rediffusée, d’abord sur France 4, aujourd’hui sur HD1.
Mais la série n’est pas restée sur le créneau du jeudi soir très longtemps. Urgences a été l’un des tout premiers cartons de série télévisée en France et a réussi l’exploit de remplacer le célèbre film du dimanche soir.
À l’époque, TF1 ne s’était pas positionnée pour acheter les droits d’Urgences, justement parce que les séries médicales n’étaient pas en vogue dans l’Hexagone. En achetant Urgences, France 2 tentait un véritable coup de poker. La chaîne en fait ainsi la première série américaine diffusée en prime time sur le service public. TF1 a dû s’en mordre les doigts ; depuis, la chaîne n’a laissé passer aucune série médicale : ni Grey’s Anatomy, ni Dr. House, ni The Resident, ni New Amsterdam, et pas même Good doctor.
Il a fallu pourtant attendre le printemps dernier pour qu’Urgences parte enfin à la conquête de la VOD. Depuis le mois d’avril, l’intégralité de la série est disponible sur Salto. Oui, Urgences a vieilli. Elle reste avant tout la série d’une génération, celle qui regardait la télévision dans la seconde moitié des années 90 et le début des années 2000. Mais elle reste aussi un phénomène télévisuel comme il n’y en a pas eu beaucoup à l’époque, ni aux États-Unis où elle réunissait plus de 30 millions de téléspectateurs au moment de ses troisième et quatrième saisons, ni en France où elle a marqué le début du déferlement des séries américaines – et pas seulement médicales.
Urgences reste aussi une série qui a osé. Parmi ses innovations techniques, on peut notamment citer son fameux épisode en direct, le premier de la saison 4. L’épisode a été tourné et diffusé en direct deux fois : une fois pour la côte Est, une pour la côte Ouest. Dans l’Hexagone, France 2 diffusa lui aussi l’épisode en direct, à 4 heures du matin.
En son temps, rien n’arrêtait Urgences. Elle a ouvert l’âge d’or du drama médical, mais aussi laissé à la télévision toute entière un puissant héritage. La grande majorité des séries télévisées des vingt ou vingt-cinq dernières années seraient radicalement différentes si Urgences n’était pas passée par-là. D’une façon ou d’une autre, toutes lui doivent quelque chose. Et pour le meilleur comme pour le pire, Urgences a révolutionné le paysage audiovisuel avant, doucement, de s’éclipser derrière les graines qu’elle avait plantées.
Il suffit d’ouvrir Netflix pour s’en rendre compte : le post-apocalyptique, ou post-apo pour les initiés, a toujours la forme. Loin d’entamer son succès, la pandémie l’a probablement nourri. Tout en jonglant entre les remakes de ses gloires passées et les nouveaux volets, Resident Evil a récemment sorti sa nouvelle mini-série Infinite Darkness. Sur grand écran, Le dernier voyage a mis le post-apo au service de la science-fiction française ; Sans un bruit 2 a attiré les foules dans les salles obscures. Non, décidément, le post-apo va bien – merci pour lui.
On pourrait s’étonner. Après tout, nous avons nous-mêmes un peu vécu l’Apocalypse pour de vrai. Avons-nous toujours vraiment besoin de ces fantasmes de destruction jusque dans nos loisirs ? Au début de la pandémie, le succès d’un film nous a clairement montré que oui : soudain, alors qu’il était sorti en 2011, Contagion retrouvait les faveurs des spectateurs et explosait en streaming.
Les parallèles avec ce récit d’un virus venu des chauves-souris d’Asie étaient trop flagrants pour être ignorés. Le Figaro parlait au printemps 2020 d’un film « visionnaire », Libération s’interrogeait dans un billet intitulé « Coronavirus : et si Contagion avait tout prévu ? ». Alors qu’il n’avait pas fait fureur au box-office neuf ans plus tôt, voilà que le film pointait en tête des œuvres les plus regardées sur Netflix.
Aux origines du post-apo
Mais rembobinons un peu. Pour bien comprendre le genre post-apocalyptique, il faut avant tout saisir d’où il vient. Le post-apo est en fait avant tout un sous-genre : c’est de la science-fiction. Il met en scène un monde où la civilisation s’est effondrée après une catastrophe, quelle qu’elle soit.
Ainsi, on croise régulièrement des hivers nucléaires, des invasions extraterrestres, mais aussi des pandémies ou des désastres écologiques. Il ne faut pas le confondre avec les films catastrophes ou apocalyptiques : tout l’intérêt du post-apo se trouve dans ce post. Le post-apo, c’est l’Après : l’Après civilisation, l’Après catastrophe, l’Après effondrement. Ce qu’il reste de ce monde et de ses survivants.
Ce sont les principales caractéristiques qui définissent le genre post-apocalyptique :
La civilisation telle qu’on la connaît a été détruite ;
Le récit s’intéresse aux survivants de cette société.
Dans notre histoire culturelle, le genre post-apocalyptique remonte à loin, très loin. On le trouve dès la mythologie et l’Antiquité, où la crainte d’une fin du monde est déjà bien présente. Le Ragnarök dans la mythologie scandinave, l’Arche de Noé… L’Apocalypse émaille déjà les récits.
Plus récemment, le post-apo pointe de nouveau le bout de son nez dans la littérature du 19ème siècle. On entend beaucoup parler du Dernier Homme de Mary Shelley, également connue pour Frankenstein, ou de After London de Richard Jefferies, qui marque une étape fondamentale dans le développement du genre post-apocalyptique tel qu’on le connaît.
Mais c’est au 20ème siècle qu’il gagne vraiment du terrain, et ce n’est évidemment pas un hasard. Parce que c’est plus précisément dans les années 1950, après Hiroshima et en pleine guerre froide, que le post-apo s’est brusquement propulsé sur le devant de la scène de la science-fiction.
À l’époque, l’aspect scientifique de la science-fiction est plus que jamais présent dans ces récits. Le nucléaire est omniprésent dans les œuvres post-apocalyptiques des années 1950. Judith Merril, Leigh Brackett, John Wyndham, Richard Matheson ou Nevil Shute publient tous des livres où les tensions de la guerre froide ressurgissent plus ou moins implicitement : ici, les Soviétiques sont responsables de la création de plantes carnivores qui menacent l’humanité ; là, les États-Unis tentent de se remettre d’une attaque nucléaire.
Du côté du cinéma, le post-apo se distingue notamment par un refus de montrer les victimes de l’Apocalypse et les corps. Quelques années après l’Holocauste et Hiroshima, le cinéma refuse de sombrer dans les représentations graphiques de l’Apocalypse, notamment quand elle est nucléaire.
Il faudra attendre les années 1980 (!) pour que les effets du nucléaire se montrent à l’écran dans leur aspect le plus cru. Jusque-là, le cinéma préfère montrer ses conséquences futures plusieurs centaines d’années après l’Apocalypse. Ou il choisit d’ignorer les armes, les corps, les brûlures, les flammes, la mort et les radiations au profit d’un message antimilitariste propre à son temps.
Le post-apo, produit de son temps
Son temps, justement : c’est là l’une des clefs du genre post-apocalyptique. En retraçant son histoire et son évolution, on voit bien à quel point le présent a pesé sur le post-apo. À partir des années 1960, à mesure qu’Hiroshima et Nagasaki étaient un peu plus relayés dans le passé, que la crise des missiles de Cuba était elle aussi derrière nous, le post-apo s’est tourné vers d’autres thématiques que le nucléaire.
La surpopulation, la pollution et les catastrophes écologiques se sont mises à émailler les œuvres post-apocalyptiques, tant en littérature qu’au cinéma. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que le nucléaire a totalement disparu du genre post-apocalyptique. Il suffit de penser à la franchise Fallout ou à Mad Max. Le thème a notamment été relancé à la fin des années 1980, après l’accident de Tchernobyl.
Mais dans les années 1960 et 1970, les causes de l’Apocalypse se sont déplacées, trahissant des préoccupations nouvelles. Et c’est, comme on l’a dit, l’une des clefs du succès du post-apo : il est lié au monde contemporain ; il est un écho des peurs du présent et des craintes sur l’avenir.
Aujourd’hui, le post-apo mange à tous les râteliers : les extraterrestres, les zombies, les catastrophes climatiques, écologiques ou nucléaires… Tout est bon pour justifier la fin du monde.
Deux raisons l’expliquent : d’abord, la fin du monde fascine en elle-même. Ensuite, l’Apocalypse en soit n’est pas l’enjeu du post-apo.
On l’a expliqué, la fascination pour la fin du monde remonte à l’Antiquité. Dans toutes les mythologies, l’Apocalypse fait son apparition. Les Mayas, les Assyriens… tous ont envisagé une possible fin du monde plus ou moins proche, même avant la Bible.
L’escathologie est donc à la base même de notre société et fait partie de notre culture depuis que l’Homme est un être civilisé. D’un point de vue psychologique, la fin du monde renvoie aussi à certaines idées particulièrement menaçantes. La société, en tant que telle, s’évertue à donner une certaine signification à nos vies, à notre Histoire. Elle cherche à nous donner un sens.
La fin du monde sort de ce schéma. Elle est incontrôlable, au même titre que la mort, et s’il est bien quelque chose qu’elle n’a pas, c’est un sens. Elle échappe totalement à nos repères et à nos constructions sociales.
Il faut ajouter à cela qu’aujourd’hui, la fin du monde nous fascine probablement parce qu’elle est plus tangible que jamais. Si le nucléaire a envahi la littérature post-apocalyptique des années 1950, puis le cinéma dans la foulée, c’est parce qu’il était soudain devenu plus une vraie menace, une réalité.
Désormais, toutes nos pires craintes sont possibles. Alors que le réchauffement climatique avance à grandes enjambées, une catastrophe écologique n’est plus seulement envisageable dans un monde imaginaire : elle est une possibilité de plus en plus concrète. Le Jour d’Après, Le Transperceneige, Interstellar ou encore La Route sont tous des échos d’une triste réalité : dans un futur de moins en moins lointain, ces possibles sont devenus des probables.
Mais alors, où sont les zombies qui ont envahi les films catastrophes et post-apocalyptiques ? Si nous ne vivons pas encore dans Resident Evil, nous savons désormais, en 2021, que nous ne sommes plus à l’abri d’une pandémie.
Les zombies si chers à la science-fiction sont généralement la conséquence d’une autre catastrophe : en général biologique après un virus, mais parfois aussi nucléaire. Surtout, ils sont, comme les extraterrestres, le produit d’une vraie réflexion du genre post-apocalyptique.
Ces œuvres sont souvent l’occasion de refléter une humanité qui, en cas de catastrophe, n’hésitera pas à se déchirer pour des ressources ou à s’entretuer. Ces monstres sont l’allégorie de nos angoisses apocalyptiques, du déracinement qui irait avec, de l’effondrement de la civilisation.
Pour les fuir, la société doit se replier, quitter son foyer. Ces créatures sont donc le récit d’une fuite, d’une perte de territoire, d’une transformation de l’environnement connu. Mais face à eux, la société doit aussi se mettre à craindre l’Autre, l’alien non pas au sens d’extraterrestre mais d’étranger voire même d’ennemi.
Bref : le monstre apocalyptique n’est pas à prendre au pied de la lettre. C’est la catastrophe qu’il représente qui fait écho à nos craintes d’aujourd’hui. Il est là pour montrer la disparition de toute éthique, la lutte pour la survie, la violence dont est capable l’humanité.
Et en cela, le genre post-apocalyptique, qu’il choisisse de mettre en scène une catastrophe climatique ou un virus qui transforme les gens en zombie, reflète encore et toujours les craintes d’une génération. Ce n’est pas un hasard si le post-apo fonctionne si bien dans les œuvres adressées à la jeunesse : The Hunger Games, Gone ou Divergente l’ont bien prouvé.
Quand le post-apocalyptique se prend à espérer
Au cœur du post-apo se trouve cependant un autre thème : non pas celui de l’effondrement, mais celui de la survie. C’est l’autre caractéristique du genre. Si le post-apo est naturellement très pessimiste quant à ce que nous réserve le futur, il fait aussi preuve d’un optimisme désespéré.
Par définition, le genre post-apocalyptique dépeint donc l’après-Catastrophe, l’après-Apocalypse. Il se penche sur ce qu’il reste de notre civilisation détruite, quand la société telle qu’on la connaît n’existe plus. Il est parfois le récit d’un exode et d’un déracinement, parfois d’une tentative de réorganisation. Selon le synopsis, il oscille entre la reconstruction d’une société et l’appel de la route.
Dans les deux cas, le post-apo se fait le récit d’un monde où existe encore quelque chose. Il aime mettre en scène un sanctuaire (Je suis une légende, Bird Box…) ou une place forte où la vie peut continuer (de Fallout à Love and Monsters, sorti sur Netflix en 2020).
Dans le jeu vidéo, il fait même du joueur l’acteur de cette survie : c’est lui qui a en main les clefs de l’histoire, comme une révolte contre le sentiment d’impuissance qui a nourri notre fascination pour la fin du monde et l’Apocalypse. À lui donc de lutter contre les monstres, de restaurer l’ordre, de reconstruire une communauté.
Face à la destruction de la société, le genre post-apocalyptique veut donc généralement aller bien au-delà de la survie pour la survie. Au bout du compte, il y a un but : il sera un vaccin, une réunion de la famille, l’esquisse d’une nouvelle société organisée, une graine de nouvelle civilisation. Même dans les œuvres les plus pessimistes, il reste souvent un semblant d’humanité, un brouillon de société. On ne raconte pas le néant.
Ainsi, le post-apo se pose avant tout la question de l’évolution de la civilisation humaine, de ses nouvelles normes, de ses nouvelles valeurs, dans un monde qui a perdu tous ses repères. On se tue, on se déchire, on cède à la violence, mais on essaye aussi de s’en sortir et parfois de reconstruire quelque chose.
Après l’Apocalypse, les valeurs traditionnelles, qu’elles soient économiques, politiques ou sociales, ne sont plus. Et pourtant, les œuvres post-apocalyptiques aiment tourner autour d’une sauvegarde ou d’un rétablissement de ces normes. Quand le héros essaye de retrouver les siens ou de protéger sa famille (A quiet place, World War Z…), c’est la cellule familiale qu’il tente de préserver. Ailleurs, c’est l’ordre moral, politique et/ou militaire qu’il cherche à rétablir (Tom Clancy’s The Division et sa suite, par exemple).
Le post-apo doit donc imaginer ce que pourraient devenir les rapports moraux et sociaux des êtres humains, quelles sociétés pourraient se mettre en place. Il s’intéresse à une éventuelle renaissance de l’humanité, dans un contexte où la nature tend à reprendre ses droits, où l’Homme redevient parfois à peine plus qu’un animal.
En somme : que restera-t-il de nous, quand rien ne sera plus ?
Dès lors, le genre post-apocalyptique doit aussi être considéré comme bien plus qu’un récit d’anticipation pessimiste : il est idéologique et critique, parfois (souvent, même quand il n’ose pas l’avouer) même politique. Critique, parce qu’il pose en permanence un certain regard sur son époque et son présent. Sur les craintes de ses contemporains, d’abord, qui viennent alimenter son récit. Sur le modèle socioéconomique et politique actuel, aussi.
Le post-apo ne s’intéresse pas à la catastrophe en elle-même. Parfois, son origine n’est même pas toujours très claire. Il arrive qu’elle ne soit ni montrée, ni racontée : elle est un état de fait, un point X dans le passé. Ce qui est au cœur du post-apo, c’est cet Après un peu mythique qui viendra après la fin du monde, ce qu’il adviendra une fois la catastrophe passée.
L’Apocalypse est alors une excuse pour explorer les faiblesses de notre société, tout ce qui pourrait nous déchirer et nous détruire. Et le post-apo de raconter la futilité de nos normes et leur incapacité à demeurer en pleine crise. Ne restent plus que les ruines d’un monde qui n’est plus, traces physiques d’un écroulement qui va bien au-delà du matériel.
Ce faisant, le post-apo explore et met en scène nos peurs les plus actuelles, les plus profondes. Mais il y a peut-être quelque chose de fantasmatique et de jouissif, aussi, à porter un regard sur notre Histoire depuis un futur où tout n’est plus que poussière. À regarder le passé, notre présent, depuis les ruines de l’Apocalypse.
Et surtout, les œuvres post-apocalyptiques ne s’arrêtent pas là. Par essence, elles s’attachent à dépeindre aussi la lutte pour la survie, puisqu’elles mettent en scène les survivants de cette Apocalypse. Elles ont même parfois quelque chose d’héroïque, avec un – ou plusieurs – héros qui lutte pour rétablir un peu des normes et valeurs perdues.
À grande échelle, il sera le Sauveur, figure mythique, parfois sacrificielle, qui rétablira un semblant d’ordre dans un monde où l’Homme est devenu un loup pour l’Homme. À petite échelle, il sera au moins un Protecteur, figure paternelle ou maternelle qui laisse entendre que même lorsque la morale n’est plus, la famille demeure – et avec elle un semblant d’humanité et de construction sociale.
Dans les deux cas, il sera une lueur d’espoir dans un monde qui n’est donc plus si noir. C’est là toute la particularité du post-apo : en représentant l’après-Apocalypse, il se plaît à imaginer tous les possibles qui pourraient nous attendre dans le futur. Et surtout, il se plaît à imaginer que quoi qu’il arrive, quelle que soit la catastrophe inéluctable – et qui sera très certainement de notre faute – qui nous attend… d’une façon ou d’une autre, nous survivrons.
Ce 21 juillet, les fans de Kaamelott retrouveront le roi Arthur sur grand écran, après plusieurs reports et une longue attente. Hasard d’un calendrier malmené par la pandémie, ce ne sera pas le seul film inspiré par la légende arthurienne au cinéma cet été : The Green Knight, adaptation d’un poème anglais du XIVe ou XVe siècle, prévoit aussi d’enfin arriver en salles.
La vision d’Alexandre Astier, quoique décalée, a toujours témoigné d’une vraie connaissance des mythes dont il s’inspire. Ainsi, l’absurdité de la quête du Graal dans Kaamelott n’est pas sans rappeler sa transformation et réappropriation au fil des siècles. Le Graal, un bocal à anchois ? En tout cas certainement pas ce qu’il était à ses origines : non pas le calice ayant recueilli le sang du Christ, mais… Un plat à poisson. On reste tout de même un peu dans la thématique !
Avant de parvenir jusqu’à nos salles de cinéma, la légende arthurienne a traversé les siècles et les pays. De la littérature galloise du VIe siècle jusqu’à l’Amérique moderne en passant par les romans en prose du XIIIe siècle, elle a muté jusqu’à finalement passer dans la culture populaire. Mais alors, où tout cela a-t-il commencé et comment cela a-t-il fini par donner… Kaamelott ?
Mais d’où vient le roi Arthur ?
On parle généralement de « la légende arthurienne ». En réalité, il s’agit en fait d’un agglomérat de textes de plusieurs pays, écrits à l’époque où on ne pouvait pas encore parler de littérature nationale à proprement parler – faute de Nation, notamment ! – et qui ne racontaient pas tous la même version de l’histoire.
Si les toutes premières traces d’Arthur remontent au haut Moyen-Âge, la période qui s’étend du Ve au XIe siècle, c’est au siècle suivant, le XIIe, que la littérature arthurienne explose et que le personnage devient un mythe. Avant cela, les textes sont rares et mal datés. Ils mentionnent déjà Arthur, parfois un autre personnage comme Keu.
Mais ce qui frappe dans ces premiers textes, c’est notamment qu’ils parlent d’Arthur comme d’un personnage déjà existant, dont le nom serait familier des lecteurs. Cela nous laisse supposer qu’il y a eu une tradition arthurienne orale bien avant ces quelques manuscrits.
Tous ces premiers textes sont britanniques : sans surprise, Arthur est avant tout un personnage d’Outre-Manche. Mais ils ne sont pas anglais : ils sont gallois. Pour qu’Arthur devienne un peu du personnage qu’on connaît aujourd’hui, il faut attendre Guillaume de Malmesbury et Geoffroy de Monmouth, deux auteurs anglais de la première moitié du XIIe siècle.
Tous deux ont la particularité d’être des chroniqueurs et d’écrire des textes qu’ils revendiquent comme étant historiques. En d’autres termes, Arthur n’est pas à l’époque le roi d’un roman : il est celui de l’histoire de la Grande-Bretagne.
Aujourd’hui, les historiens s’interrogent encore sur l’existence réelle du personnage. Ses origines littéraires galloises ont soulevé l’hypothèse qu’il ait effectivement existé, mais ait été à l’époque un chef de guerre qui s’est battu contre les Saxons. Une autre hypothèse est qu’Arthur ait été en fait inspiré d’un personnage romain.
Quoi qu’il en soit, que le personnage ait des origines historiques ou non, il n’en reste pas moins que le roi Arthur des annales et chroniques du haut Moyen-Âge n’a rien à voir ni avec ce que les romans de chevalerie du XIIe siècle feront du personnage, ni avec celui de Kaamelott et autres œuvres contemporaines.
À partir du XIIe siècle, il perd son aspect pseudo-historique et commence à devenir le roi légendaire qu’on connaît. C’est principalement dû au contexte politique de l’Angleterre. Les Plantagenêt sont alors assis sur le trône ; ils sont étroitement liés à la légende arthurienne et à sa réception.
Ainsi, Henri II devient roi en 1154 et épouse Aliénor d’Aquitaine, précédemment mariée au roi de France Louis VII à qui elle n’a donné que deux filles. Avec le roi d’Angleterre, Aliénor a de nombreux enfants, dont Richard Cœur de Lion et Jean Sans Terre. Elle a aussi un fils prénommé Geoffroy, qui épouse l’héritière du duché de Bretagne et donne naissance à un fils appelé… Arthur.
Richard n’ayant pas d’enfant et Geoffroy étant son frère cadet, c’est à lui qu’aurait dû passer la couronne d’Angleterre plutôt qu’au benjamin de la fratrie, Jean. Mais Geoffroy meurt avant son frère : Arthur devient alors l’héritier du trône.
À l’époque, Arthur est un prénom rare. Le voir ainsi donné à l’héritier du duché de Bretagne montre bien la popularité du mythe arthurien chez les Plantagenêt. Des sources de l’époque nous disent même qu’Arthur aurait dû monter sur le trône sous le nom d’Arthur II, reconnaissant ainsi le règne et l’existence du roi Arthur.
Malheureusement pour lui, il meurt dans des circonstances suspectes à l’âge de 16 ans. Les annales de l’époque attribuent la mort d’Arthur à son oncle Jean, qui s’assure d’ailleurs de garder sa sœur, héritière légitime, emprisonnée jusqu’à sa mort près de quarante ans plus tard. On imagine une ambiance tendue aux dîners de famille de la cour d’Angleterre.
Richard Cœur de Lion et son père eux-mêmes sont associés au mythique roi Arthur : le père s’est servi de cette légende pour unifier la Grande-Bretagne et asseoir son pouvoir. Il se revendique comme le successeur d’Arthur, qu’il veut opposer à la figure française de Charlemagne.
C’est aussi durant son règne que sont prétendument découverts les restes d’Arthur et Guenièvre à l’abbaye de Glastonbury. Une découverte opportune qui confirmait à la fois l’existence passée d’Arthur… et sa mort, afin de mieux faire taire les espoirs bretons qui voulaient qu’Arthur reviendrait un jour, quand son peuple en aurait besoin.
Quant au fils, Richard, il faisait appeler son épée Calibourne – Excalibur. Dans un geste très symbolique, il la céda au roi de Silice lorsqu’ils s’allièrent pendant une croisade.
Mais Arthur n’est pas resté longtemps cet instrument de domination politique. En parallèle, la légende a traversé la Manche et les Français s’en sont emparés. Les chevaliers se mettent aussi à occuper une place de plus en plus importante dans la société, et cela se ressent dans la littérature. C’est la grande période des romans chevaleresques, dont Chrétien de Troyes est la figure de proue.
Arthur n’est plus un héros. Il n’est pas non plus un chevalier. Chez Chrétien, il n’a plus qu’un second plan. Il gère sa cour et tient un rôle d’arbitre pendant que ses chevaliers vivent les quêtes et aventures : c’est la période de gloire d’Yvain, Érec, et surtout d’un nouveau venu, un certain Lancelot.
Le XIIIe siècle sera le grand siècle de la littérature arthurienne, mais c’est aussi celui de l’idéal chevaleresque, dont le roi Arthur n’est pas l’emblème. Il devient un roi faible, d’autant plus quand Lancelot est associé à Guenièvre. C’est sa guerre contre Lancelot qui précipite la chute de l’utopie arthurienne et qui conduit finalement à la mort d’Arthur.
Marginalisé par ses propres chevaliers, le roi Arthur doit attendre la fin du Moyen-Âge pour récupérer un peu de sa prestance passée. De nouveau, c’est en Angleterre que l’affaire se joue, notamment avec Le morte Darthur de Thomas Malory. C’est aussi à cette période qu’est notamment écrit Sire Gawain and the green knight, le poème qui mettra Dev Patel sur nos écrans cet été.
À ce moment-là, la mode n’est plus aux chevaliers, aux aventures et aux croisades. L’Angleterre a été secouée par la guerre de Cent Ans et déchirée par la guerre des Deux-Roses. Le temps est à l’unité et à la paix.
Le roi Arthur redevient un instrument du pouvoir et se voit de nouveau utilisé par la royauté. Elle se doit donc d’en refaire une figure conquérante plutôt qu’un roi, disons-le, un peu nul, isolé dans son château pendant que ses chevaliers vivent mille et une aventures merveilleuses, et dont la faiblesse précipite l’effondrement du monde arthurien.
Lancelot a-t-il eu une liaison avec la reine Guenièvre ?
Lancelot est étroitement associé à la reine Guenièvre, épouse d’Arthur, dès le premier roman dont il est le personnage principal. C’est chez Chrétien de Troyes qu’il fait ses premiers pas, même s’il a très certainement existé une tradition antérieure du personnage : d’abord, Chrétien le mentionne sans jamais éprouver le besoin de le présenter, comme s’il devait être familier au lecteur ; ensuite, son exploitation en Allemagne, notamment par Ulrich von Zatzikhoven, auteur d’un Lanzelet qui hérite d’une toute autre tradition que celle de Chrétien de Troyes, soulève la question d’un livre français disparu mettant en scène un Lancelot primitif.
Peu importe : c’est Le chevalier de la charrette qui nous est parvenu comme étant le premier texte où Lancelot tient un rôle d’importance. Dans ce roman en vers, Lancelot se lance à la recherche de Guenièvre, enlevée par Méléagant. Si Keu et Gauvain s’y précipitent eux aussi, c’est Lancelot qui parviendra à la libérer.
Chrétien en fait un personnage qui balance perpétuellement entre l’amour et la raison. Il est aveuglé par son amour pour la reine, à laquelle il est presque servile. Au bord de la folie à cause de cet amour qu’il lui voue, il est cependant aussi sublimé par cet amour, qui l’aide à surmonter des épreuves dont personne d’autre ne pourrait triompher.
Surtout, Lancelot est déjà explicitement l’amant de Guenièvre. Cependant, le traitement du personnage chez Ulrich von Zatzikhoven nous laisse comprendre que Lancelot ne l’a pas toujours été. Ce n’était pas le cas du Lancelot primitif et ce n’est pas non plus celui du personnage du Lanzelet : il a donc existé une autre tradition littéraire.
Mais Lancelot ne quittera plus cette position. Grâce à Chrétien de Troyes, il devient le symbole de la chevalerie courtoise et de la fin’amor. Dans le Lancelot-Graal, immense cycle en prose du XIIIe siècle dont il est le héros, Lancelot paye cependant le prix de cet amour adultère.
Lorsqu’il arrive à la cour, Lancelot tombe immédiatement amoureux de la reine. C’est même elle qui le fait chevalier, et non Arthur. La tradition veut que le Seigneur ceigne l’épée au nouveau chevalier, mais Arthur oublie de le faire : c’est Guenièvre qui accomplit ce geste hautement symbolique, faisant de Lancelot, de fait, le chevalier et l’homme de la reine – et non du roi.
Le roman développe sa relation avec Guenièvre de sa naissance jusqu’à la fin, depuis leur rencontre jusqu’à la consommation de leur liaison, en passant par leur premier baiser. C’est l’un des motifs les plus importants de l’œuvre, le fil conducteur des aventures de Lancelot, sa principale motivation.
Mais sa relation avec Guenièvre devient bientôt franchement négative. Elle est le péché et l’obstacle qui l’empêchent de triompher dans la quête du Graal, qui lui était pourtant originellement destinée. Il est remplacé par Galaad, son fils, qui le supplante même comme meilleur chevalier du monde.
Si Lancelot passe une bonne partie de la quête du Graal à faire pénitence de son péché, il retombe ensuite de plus belle dans cette liaison. Sa relation avec Guenièvre est alors le détonateur qui précipite le monde arthurien vers la fin.
Certes, l’utopie arthurienne n’est déjà plus. Elle a été rongée par la quête du Graal, à la hauteur de laquelle elle n’a pas été. Les chevaliers d’Arthur sont dispersés et se sont parfois même entretués – Gauvain, notamment, tue dix-huit de ses congénères. Les valeurs de la Table Ronde et de la cour du roi Arthur ont été corrompues ; elles s’opposent désormais à celles des chevaliers du Graal, qui incarnent une nouvelle forme de chevalerie.
Les chevaliers d’Arthur sont désœuvrés et le roi multiplie les tournois qui ne sont que des prétextes pour les occuper. Lui-même est désormais un vieux roi, qui a perdu sa superbe et surtout sa majesté. Le monde arthurien est rongé de l’intérieur.
Mais après la quête du Graal, c’est cet adultère qui va achever l’effondrement de la civilisation arthurienne. Agravain, l’un des frères de Gauvain, dénonce leur liaison. Lancelot s’échappe mais Guenièvre est condamnée au bûcher : il revient la sauver mais doit pour cela tuer plusieurs chevaliers, dont les frères de Gauvain.
C’est la guerre. Gauvain prend la tête de l’un des clans, poussant Arthur à s’enliser dans cet affrontement. Malgré tout cela, Lancelot reste loyal à Arthur : il ne parvient pas à se résoudre à le tuer quand il en a l’occasion et donne même la consigne de l’épargner.
Avec son clan, Lancelot finit par retourner en Gaule, d’où il est originaire et où se trouve son royaume. Mais sous l’influence de Gauvain qui ne parvient pas à pardonner la mort de ses frères, Arthur franchit la mer à son tour.
C’est là qu’il apprend la trahison de Mordret, à qui il avait confié son royaume et qui fait croire à la mort d’Arthur pour s’emparer du trône. Acculé, le roi n’a d’autre choix que de regagner son royaume. Il affronte Mordret et parvient à le tuer, mais est lui-même mortellement blessé.
Le récit ne s’arrête pas là : le cycle du Lancelot-Graal n’est pas l’histoire d’Arthur mais celle de Lancelot. Ce dernier devient alors le sauveur du royaume : il revient en Grande-Bretagne et tue les fils de Mordret avec l’aide de Bohort. Finalement, ayant appris la mort de Guenièvre, il se fait moine et meurt à son tour quelques années plus tard.
Si le monde arthurien était déjà sur le déclin, notamment à cause de la quête du Graal, c’est donc bien cette liaison avec Guenièvre qui précipite la catastrophe finale. Alors, ça vous rappelle Kaamelott ?
Perceval et Bohort étaient-ils vraiment des imbéciles ?
S’ils sont tous deux des personnages emblématiques de Kaamelott, Perceval et Bohort n’ont pas les mêmes origines ni le même développement dans la littérature arthurienne, même si tous deux sont intimement liés au Graal.
Perceval est nommé pour la première fois chez Chrétien de Troyes, qui le mentionne dans son Cligès et lui consacre ensuite un roman en vers : Le Conte du Graal. C’est sa plus longue œuvre, mais elle restera inachevée, probablement à cause de la mort de l’auteur.
C’est tout de même ce roman qui introduit le motif du Graal dans la littérature arthurienne et qui lui lie Perceval. Ce Perceval n’est pas vraiment un personnage glorieux : au contraire, c’est plutôt un imbécile. Il est ignorant, ne connaît d’ailleurs pas son propre nom au début de l’œuvre, et est un sauvageon élevé dans les bois par sa mère.
Perceval est même si sot qu’il prend les premiers chevaliers qu’il rencontre pour des diables. Naïf et enfantin, Perceval connaît cependant une évolution tout au long du livre, qui a une dimension initiatique que n’a aucune autre œuvre de Chrétien de Troyes.
Perceval est aussi un personnage qui n’a rien à voir avec les héros des précédents poèmes de l’auteur : il devient chevalier parce qu’il est issu d’une bonne famille et qu’Arthur considère qu’il est de son honneur de le faire chevalier, pas parce qu’il le mérite ou fait preuve de vertu.
Arthur est déjà un roi affaibli, impuissant et passif, qui fait face à des chevaliers qui font eux-mêmes leur droit. Ce n’est pas le roi qui devrait tirer de l’honneur de faire ainsi un chevalier, mais l’inverse ; l’intérêt de l’individu ne devrait pas primer sur la communauté, d’autant que celle d’Arthur dépérit.
Yvain, Lancelot, Érec et Cligès obéissaient à des valeurs supérieures ; Perceval est un simplet qui n’accède à la chevalerie que par le sang. Il fait cependant l’objet d’une prophétie surprenante : un jour, il sera le meilleur chevalier du monde. Dans ce monde arthurien où la chevalerie a mis de côté des héros épiques au profit d’un imbécile, cette prophétie sonne presque comme un avertissement.
Cependant, Perceval poursuit son initiation. Un jour, il arrive au château du Roi Pêcheur où il est hébergé. C’est là que, pendant le repas, défile devant lui le Graal. Perceval est surpris par cette étrange procession, mais ne pose aucune question à son sujet. Et ainsi, il échoue à accomplir sa destinée. Le lendemain, quand il se réveille, le château est mystérieusement désert.
Plusieurs années s’écoulent avant qu’il ne paraisse enfin sur le point de reprendre le chemin de la quête du Graal, qui lui permettent notamment de s’améliorer sur le plan martial. Malheureusement, le récit s’achève sans lui permettre d’accomplir sa mission.
Au début de sa carrière littéraire, Perceval est donc un personnage singulier. Il s’oppose notamment à la figure de Gauvain, l’autre protagoniste du Conte du Graal, qui représente la chevalerie arthurienne traditionnelle. Perceval incarne, lui, une nouvelle chevalerie, et l’inachèvement du roman laisse de nombreuses questions sur la direction que doit prendre celle-ci.
Ceci étant, le poème de Chrétien de Troyes a eu une influence énorme par la suite, et peut-être d’autant plus qu’il n’a jamais été fini. C’est ce qui a permis à Perceval de devenir un peu moins le sot naïf et influençable qu’il était initialement.
La fin du Conte du Graal étant restée en suspens, plusieurs auteurs s’attachent à écrire ce qu’on appelle les continuations : des sequels par d’autres poètes, si vous voulez. Perceval y finit par réussir sa quête.
Puis arrive Robert de Boron. On lui attribue trois romans : Joseph d’Arimathie, Merlin et Perceval – il y a néanmoins des doutes sur la paternité réelle du troisième. Perceval devient alors un chevalier élu destiné à accomplir la quête du Graal, notamment parce qu’il descend d’un lignage d’exception qui le place à part et l’y prédestine.
Perceval n’est surtout plus l’imbécile qu’il était chez Chrétien et ne le redeviendra plus. Robert de Boron a lui aussi eu une influence fondamentale sur la littérature arthurienne postérieure : il inspirera même des œuvres anglaises, notamment Malory.
La suite de la carrière littéraire de Perceval se heurte au cycle en prose du Lancelot-Graal, écrit au début du XIIIe siècle. Il se compose de trois romans : le Lancelot propre, La queste del Saint Graal et La Mort Artu. C’est l’une des œuvres arthuriennes les plus importantes et les plus lues au Moyen-Âge, comme en témoigne le nombre significatif de manuscrits qui nous sont parvenus (plus de 200) et son héritage littéraire.
Le protagoniste de ce cycle n’est pas Perceval : c’est Lancelot. Perceval y joue cependant un rôle extrêmement important et se voit surtout associé à un autre personnage de Kaamelott : Bohort.
Celui-ci est un ajout tardif à la littérature arthurienne. Cousin de Lancelot, il est le fils cadet du roi Bohort de Gaunes et est élevé par la Dame du Lac aux côtés de son frère Lionel et de leur cousin. Pour qu’il puisse apparaître dans la légende, Bohort avait donc besoin qu’on s’intéresse aux origines de Lancelot : c’est le Lancelot propre qui dote le personnage d’une enfance et permet donc à Bohort d’exister.
Le cycle met aussi en scène pour la première fois le personnage de Galaad, fils de Lancelot. Il forme un trio indissociable avec Bohort et Perceval, car ce sont eux trois qui vont réussir à accomplir la quête du Graal.
Mais Galaad supplante Perceval. Entretemps, le Graal est devenu une quête religieuse, et Perceval ne convient plus à celle-ci. Il lui faut une figure christique et messianique : ce sera le jeune Galaad, exempt de tout péché.
Le cycle du Lancelot-Graal distingue deux types de chevaleries : une chevalerie céleste, symbolisée par Bohort, Galaad et Perceval, et une chevalerie terrestre, dont Gauvain est l’emblème suprême – ce qui le disqualifie totalement de la quête du Graal.
Seuls Perceval, Galaad et Bohort parviennent à la mener à terme. Elle les mène jusqu’à Sarras, où Galaad meurt et Perceval se fait moine avant de mourir à son tour. Seul Bohort revient de la quête, qu’il peut alors raconter à la cour du roi Arthur.
Malgré son rôle dans Kaamelott, Bohort n’est pas un personnage qui a vraiment marqué la culture populaire moderne – pas comme un Gauvain, un Lancelot ou un Arthur. En cela, il se rapproche plutôt de Galaad. C’est sûrement leur étroit lien au Graal qui les en a empêchés, même si Bohort bénéficie d’un plus large développement hors de la quête, ce qui lui a probablement permis d’être moins oublié que Galaad.
Après la quête du Graal, Perceval et Galaad n’avaient plus d’avenir littéraire ni de perspective narrative, ce qui n’était pas le cas de Bohort. C’est à lui donc qu’a échu le rôle d’en revenir et de reprendre une place à la cour. Ainsi, il a une présence importante dans la littérature du Moyen-Âge, notamment grâce au Lancelot-Graal qui le dote d’une longue biographie et lui permet de revenir en vie de la quête du Graal. Il est un chevalier d’exception, pieux, et loyal.
Sa relation avec Lancelot est l’un de ses traits principaux. Bohort reste fidèle à son cousin jusqu’à la mort et le suit dans sa guerre contre le roi Arthur. Il considère Lancelot comme le chef de leur clan et joue un rôle capital lorsque la cour d’Arthur se déchire en deux camps : celui de Gauvain et celui de Lancelot.
Bohort est alors la voix de la sagesse, le conseiller de Lancelot dont il est aussi une sorte de double. Il symbolise tout ce que Lancelot aurait pu être sans son amour adultère pour Guenièvre. Il est le possible spirituel de son cousin, celui qui peut emprunter le chemin de l’héritage mystique dont Guenièvre prive Lancelot.
Avec Galaad, qui vient le compléter, il forme le produit parfait d’une généalogie sacrée dont ils achèvent ensemble le destin. Il est aussi le parfait compromis entre chevalerie céleste et chevalerie arthurienne. Après la mort d’Arthur et de Lancelot, il prend l’habit et peut enfin retrouver la voie spirituelle qu’il avait un temps écartée par loyauté envers son cousin.
Mais que pouvait-il advenir de personnages si étroitement liés à la quête du Graal ? Perceval parvient à s’en sortir tant bien que mal, notamment grâce à son transfert dans la littérature étrangère (et allemande en particulier) et parce qu’il appartenait à une tradition littéraire antérieure.
Mais il peut remplir à lui seul les rôles du trio, et Galaad et Bohort, tout particulièrement Galaad, ont plus ou moins disparu de la littérature.
Moins dépendant du Graal, Bohort est cependant trop lié à Lancelot : il faut attendre la réappropriation de ce dernier, notamment par Malory, pour que Bohort réapparaisse dans la littérature. Contrairement à des personnages comme Gauvain ou même Perceval, il n’a jamais eu droit à des aventures indépendantes dont il était le seul héros.
Le Graal, si ce n’était pas un bocal à anchois… C’était quoi ?
C’est donc Chrétien de Troyes qui apporte le motif du Graal à la littérature arthurienne. C’est à lui qu’on doit la quête du Graal, restée inaboutie dans Le conte du Graal. Inachevée, elle peut alors devenir l’un des grands thèmes de la légende arthurienne, d’abord en étant l’un des sujets de prédilection des romans en prose du XIIIe siècle.
À vrai dire, les origines du Graal sont un peu floues. Au début de son poème, Chrétien affirme avoir reçu de son patron, Philippe d’Alsace, un livre contenant l’histoire du Graal. S’il s’agissait d’un procédé assez fréquent chez les auteurs de l’époque, l’existence d’un roman allemand reprenant des thématiques similaires ne peut qu’interroger.
Ce roman, c’est le Parzival de Wolfram von Eschenbach. Il reprend en partie l’histoire de Chrétien de Troyes, mais les deux premiers livres du Parzival et sa fin ne correspondent à aucun texte de Chrétien. Contrairement à ce dernier, Wolfram von Eschenbach achève l’histoire de Parzival, qui finit couronné comme roi du Graal.
L’Allemand a donc eu d’autres sources. S’il mentionne un certain « Kyot de Provence », la source paraît aujourd’hui historiquement peu crédible. Selon toute vraisemblance, Wolfram von Eschenbach a travaillé à partir de plusieurs sources et traditions, dont Chrétien de Troyes – mais pas seulement.
En somme, on ne sait pas très bien d’où vient le Graal. Il est peu probable que Chrétien de Troyes en ait réellement été l’inventeur, mais on ne saura probablement jamais d’où il tenait vraiment cette tradition. On sait seulement que c’est grâce à lui que le thème est intégré à la légende arthurienne.
Sauf que chez Chrétien de Troyes, le Graal n’a rien à voir avec le mythe chrétien qu’il est devenu. Il s’agissait d’un mythe païen, et c’est bien d’un merveilleux païen plutôt que de christianisme qu’est teinté le Graal de Chrétien.
Chez Chrétien de Troyes, le Graal est… Un plat. C’est ce que signifie le mot à l’origine : il désigne un plat large destiné à servir de la viande ou du poisson. Chrétien ne parle jamais du Saint Graal et introduit l’objet par un article indéfini en parlant d’« un graal ».
Pas encore une relique, ce Graal est alors un plat à service qui se distingue par sa richesse, orné notamment de pierres précieuses. Quand Perceval raconte à son oncle ermite la scène à laquelle il a assisté au château du Roi Pêcheur, la conversation parle d’un plat à poisson, tout en précisant qu’il ne faudrait pas se méprendre sur la véritable nature de l’objet, teintée de merveilleux.
Mais la fonction du Graal, c’est bien la nourriture. Son rôle est bien de nourrir, quoique de façon mystérieuse, le Roi Pêcheur.
Voilà donc ce qu’est d’abord le Graal : un objet merveilleux, mystérieux, mais profane. La Bible ne le mentionne jamais, le mythe est inexistant en latin et n’a aucune signification biblique.
Surtout, Chrétien de Troyes écrit trop tôt pour avoir été influencé par la mutation du christianisme au Moyen-Âge. Ce sont ses successeurs qui vont transformer le Graal sous l’effet d’influences socio-culturelles bien différentes.
Quelques décennies plus tard, le contexte culturel et doctrinal a en effet bien changé. L’imaginaire collectif éprouve alors le besoin de se rattacher aux objets témoins de la vie du Christ : les reliques gagnent en importance à la fin du XIIe et au XIIIe siècle.
Après Chrétien de Troyes, le Graal prend de plus en plus d’importance dans la littérature arthurienne européenne, qui passe du vers à la prose, et subit une véritable christianisation. Ce développement doit être considéré comme le symbole d’une inquiétude épistémologique et d’une incertitude idéologique propres à leur temps.
C’est Robert de Boron qui contribue à donner au Graal la signification qu’on lui connaît aujourd’hui. Son œuvre est fondamentale dans la sacralisation du Graal ; c’est avec elle qu’il acquiert non seulement un caractère sacré, mais aussi des origines, un passé, une histoire. L’aboutissement de ce développement sera le cycle du Lancelot-Graal.
Dans son Joseph d’Arimathie, Robert de Boron fait du Graal le vase où fut recueilli le sang du Christ, crucifié par Joseph d’Arimathie. Si cela sonne familier, c’est normal : c’est cette version de la légende qui a inspiré Astier et Kaamelott.
Le roman retrace l’histoire du Graal avant son arrivée en Occident et plante une dynastie du Graal : emprisonné après la crucifixion du Christ, Joseph d’Arimathie voit apparaître Jésus dans sa cellule.
Le Graal se dote alors d’un symbolisme important, celui de la grâce divine. Joseph d’Arimathie et son lignage sont des élus : lui et ses descendants sont destinés à être les gardiens du Graal. Perceval est justement l’un des membres de sa lignée. Chez Robert de Boron, pas de Lancelot, pas de Bohort, pas de Galaad. C’est Perceval qui est l’aboutissement d’un lignage, l’élu d’une haute destinée, rôle que reprendra Galaad par la suite.
Grâce à la trilogie de Robert de Boron, le Graal connaît donc une véritable mutation religieuse et plante des motifs qui seront repris par La queste del Saint Graal, dont le titre annonce d’emblée la couleur. C’est là un roman eucharistique, où Perceval, Galaad et Bohort sont une Trinité d’élus, des chevaliers célestes que ne peuvent aspirer à devenir les autres.
Perceval se voit aussi supplanter par le messianique Galaad, ce qui correspond à l’évolution de la thématique du Graal. La création de Galaad était doublement nécessaire : à cause de la christianisation du Graal et de son péché d’adultère, Lancelot ne peut pas prétendre mener la quête à bien. Or faire de Perceval le héros de la quête aurait été détrôner Lancelot de sa propre histoire… Le voilà donc relégué au second plan.
Avec la Queste, le Graal est définitivement devenu l’objet saint qui nous a été transféré. C’est le calice qui a recueilli le sang du Christ, une relique, mais aussi le symbole d’un tout nouveau type de chevalerie, opposée aux idéaux corrompus de celle d’Arthur. Enfin, la mort de Galaad, véritable figure christique, est une ascension spirituelle, un sacrifice de l’Élu divin.
Comment est-on passé du Moyen-Âge à Kaamelott ?
Du XVIe au XIXe siècle, la légende arthurienne n’a plus vraiment la cote. De nouveau, c’est le contexte historique qui la remet au goût du jour, et surtout l’affirmation du nationalisme. En Angleterre, la légende est réactivée par crainte des révolutions et aspirations coloniales. Les gentlemen victoriens se veulent un peu les nouveaux chevaliers de leur temps.
Mais c’est notamment aux États-Unis que l’imaginaire chevaleresque se réveille, particulièrement dans les États du Sud. Mark Twain lui-même s’y met en publiant en 1889 Un Yankee du Connecticut à la cour du roi Arthur. Le livre sera adapté plus de vingt fois en film, mais aussi en version radiophonique, en comics et en dessin animé.
Si la légende arthurienne est née au Moyen-Âge en Grande-Bretagne, qu’elle s’est considérablement développée et métamorphosée en France avant de circuler dans le reste de l’Europe, c’est finalement grâce à la culture populaire américaine qu’elle arrive jusqu’à nous. Aux États-Unis perdure l’idéal chevaleresque, désormais plus seulement associé à l’aristocratie mais à de plus en plus de classes sociales.
Aujourd’hui, le roi Arthur est une figure de la culture populaire. Mais ce n’était pas le cas jusqu’à la fin du Moyen-Âge : à l’époque, il est au contraire le produit d’une culture d’élite et l’instrument de ces mêmes élites qui s’en servent notamment à des fins politiques.
Au tournant du siècle, la figure chevaleresque incarne un modèle à suivre pour la société américaine, un idéal d’éducation pour la jeunesse. Les valeurs et principes de la légende arthurienne sont même transposés à d’autres œuvres qui n’y sont pas directement rattachées.
Avec le temps et les différents contextes historiques, Arthur et sa cour ne sont plus mobilisés de la même façon. Dans les années 1950, les chevaliers arthuriens sont anti-communistes ; dans les années 1960, ils sont pacifistes et progressistes. Mais toujours, ils représentent un mythe héroïque, épique et surtout rassurant face à un présent qui ne l’est pas toujours.
Et ça y est, nous y voilà enfin : Arthur, la Table Ronde et ses chevaliers basculent dans la culture populaire. Le mythe chevaleresque, s’il continue d’évoluer sous l’influence de son époque, perdure. Tout le monde s’y met : René Barjavel, Marion Zimmer Bradley, J.R.R Tolkien, Guillaume Apollinaire, les Monty Python… Alexandre Astier.
« Camelot is a state of mind », disait l’affiche de Knightriders, film de George Romero directement influencé par le mythe arthurien : oui, Camelot est bien devenu un état d’esprit.